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Le bonheur parfait

 

 

Extrait de la Vie de Henry Brulard, autobiographie de Stendhal.

 

Elevé sous cloche à Grenoble, Stendhal part pour Paris avec tout l’élan de sa jeunesse, mais il est déçu par la ville, à tel point qu’il en perd ses cheveux. Bientôt recueilli par son cousin Daru, organisateur de l’armée napoléonienne, il travaille dans un bureau sous ses ordres à écrire des lettres. Tout à coup, branle-bas de combat ! On va se battre en Italie, c’est la seconde campagne de Bonaparte. Stendhal a dix-sept ans et il part enfin pour la grande aventure.

 

« J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait. Ma joie, mon ravissement ne diminuèrent un peu que lorsque je devins dragon au 6e régiment, et encore ce ne fut qu’une éclipse. Je ne croyais pas être alors au comble du bonheur qu’un être humain puisse trouver ici-bas.

Mais telle est la vérité pourtant. Et cela, quatre mois après avoir été si malheureux à Paris, quand je m’aperçus ou crus m’apercevoir que Paris n’était pas, par soi, le comble du bonheur.

Comment rendrais-je le ravissement de Rolle ?

Il faudra peut-être relire et corriger ce passage, contre mon dessein, de peur de mentir avec artifice comme Jean-Jacques Rousseau.

Comme le sacrifice de ma vie à ma fortune était fait et parfait, j’étais excessivement hardi à cheval, mais hardi en demandant toujours au capitaine Burelviller « Est-ce que je vais me tuer ? »

Heureusement, mon cheval était suisse et pacifique et raisonnable comme un Suisse ; s’il eût été romain et traître, il m’eût tué cent fois.

Apparemment que je plus à M. Burelviller, et il s’appliqua à me former en tout et il fut pour moi, de Genève à Milan, pendant un voyage à quatre ou cinq lieues par jour, ce qu’un excellent gouverneur doit être pour un jeune prince.

Notre vie était une conversation agréable, mêlée d’événements singuliers et non sans quelque petit péril par conséquent, impossibilité de l’apparence la plus éloignée de l’ennui. Je n’osais dire mes chimères ni parler littérature à ce roué de vingt-huit à trente ans qui paraissait le contraire de l’émotion.

Dès que nous arrivions à l’étape, je le quittais, je donnais bien l’étrenne à son domestique pour soigner mon cheval, je pouvais donc aller rêver en paix.

A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de la Nouvelle Héloise et de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j’entendis tout à coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans la colline, à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon, j’y montai. Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées, en leur donnant une physionomie sublime.

Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait.

Pour un tel moment il vaut la peine d’avoir vécu.

Dans la suite, je parlerai de moments semblables, où le fond pour le bonheur était peut-être réel, mais la sensation était-elle aussi vive ? le transport du bonheur aussi parfait ?

Que dire d’un tel moment, sans mentir, sans tomber dans le roman ?

A Rolle ou Nyon, je ne sais lequel (à vérifier, il est facile de voir cette église entourée de huit ou dix grands arbres) à Rolle exactement commença le temps heureux de ma vie, ce pouvait être alors le 8 ou 10 de mai 1800.

Le cœur me bat encore en écrivant ceci,trente-six ans après. Je quitte mon papier, j’erre dans ma chambre et je reviens écrire. J’aime mieux manquer quelque trait vrai que de tomber dans l’exécrable défaut de faire de la déclamation, comme c’est l’usage. »



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