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Les Cenci

 

 

Extrait de la nouvelle « Les Cenci », issu du recueil posthume Chroniques Italiennes.

 

Suivant d’assez près un manuscrit datant du drame évoqué, Stendhal raconte l’histoire de la famille Cenci, à la fin du XVIe siècle. De la jeune Béatrice à son père diabolique, François, tous les personnages semblent animés d’une énergie bouillante. Cette fermeté de caractère nécessaire dans une époque où la protection publique était inexistante ou complètement aléatoire, plaisait sans doute beaucoup à l’auteur.

 

« Le moindre vice qui fût à reprendre en François Cenci, ce fut la propension à un amour infâme ; le plus grand fut celui de ne pas croire en Dieu. De sa vie on ne le vit entrer dans une église.

Mis trois fois en prison pour ses amours infâmes, il s’en tira en donnant deux cent mille piastres aux personnes en faveur auprès des douze papes sous lesquels il a successivement vécu. (Deux cent mille piastres font à peu près cinq millions de 1837.)

Je n’ai vu François Cenci que lorsqu’il avait déjà les cheveux grisonnants, sous le règne du pape Buoncompagni, quand tout était permis à qui osait. C’était un homme d’à peu près cinq pieds quatre pouces, fort bien fait, quoique trop maigre ; il passait pour être extrêmement fort, peut-être faisait-il courir ce bruit lui-même ; il avait les yeux grands et expressifs, mais la paupière supérieure retombait un peu trop ; il avait le nez trop avancé et trop grand, les lèvres minces et un sourire plein de grâce. Ce sourire devenait terrible lorsqu’il fixait le regard sur ses ennemis ; pour peu qu’il fût ému ou irrité, il tremblait excessivement et de façon à l’incommoder. Je l’ai vu dans ma jeunesse, sous le pape Buoncompagni, aller à cheval de Rome à Naples, sans doute pour quelqu’une de ses amourettes, il passait par les bois de San Germano et de la Fajola, sans avoir nul souci des brigands, et faisait, dit-on, la route en moins de vingt heures. Il voyageait toujours seul, et sans prévenir personne ; quand son premier cheval était fatigué, il en achetait ou en volait un autre. Pour peu qu’on fît des difficultés, il ne faisait pas difficulté, lui, de donner un coup de poignard. Mais il est vrai de dire que du temps de ma jeunesse, c’est-à-dire quand il avait quarante-huit ou cinquante ans, personne n’était assez hardi pour lui résister. Son grand plaisir était surtout de braver ses ennemis.

Il était fort connu sur toutes les routes des États de Sa Sainteté ; il payait généreusement, mais aussi il était capable, deux ou trois mois après une offense à lui faite, d’expédier un de ses sicaires pour tuer la personne qui l’avait offensé.

La seule action vertueuse qu’il ait faite pendant toute sa longue vie, a été de bâtir, dans la cour de son vaste palais près du Tibre, une église dédiée à saint Thomas, et encore il fut poussé à cette belle action par le désir singulier d’avoir sous ses yeux les tombeaux de tous ses enfants, pour lesquels il eut une haine excessive et contre nature, même dès leur plus tendre jeunesse, quand ils ne pouvaient encore l’avoir offensé en rien.

C’est là que je veux les mettre tous, disait-il souvent avec un rire amer aux ouvriers qu’il employait à construire son église. Il envoya les trois aînés, Jacques, Christophe et Roch, étudier à l’université de Salamanque en Espagne. Une fois qu’ils furent dans ce pays lointain, il prit un malin plaisir à ne leur faire passer aucune remise d’argent, de façon que ces malheureux jeunes gens, après avoir adressé à leur père nombre de lettres, qui toutes restèrent sans réponse, furent réduits à la misérable nécessité de revenir dans leur patrie en empruntant de petites sommes d’argent ou en mendiant tout le long de la route.

À Rome, ils trouvèrent un père plus sévère et plus rigide, plus âpre que jamais, lequel, malgré ses immenses richesses, ne voulut ni les vêtir ni leur donner l’argent nécessaire pour acheter les aliments les plus grossiers. Ces malheureux furent forcés d’avoir recours au pape, qui força François Cenci à leur faire une petite pension. Avec ce secours fort médiocre ils se séparèrent de lui.

Bientôt après, à l’occasion de ses amours infâmes, François fut mis en prison pour la troisième et dernière fois ; sur quoi les trois frères sollicitèrent une audience de notre saint père le pape actuellement régnant, et le prièrent en commun de faire mourir François Cenci leur père, qui dirent-ils, déshonorerait leur maison. Clément VIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas suivre sa première pensée, pour ne pas donner contentement à ces enfants dénaturés, et il les chassa honteusement de sa présence.

Le père, comme nous l’avons dit plus haut, sortit de prison en donnant une grosse somme d’argent à qui le pouvait protéger. On conçoit que l’étrange démarche de ses trois fils aînés dut augmenter encore la haine qu’il portait à ses enfants. Il les maudissait à chaque instant, grands et petits, et tous les jours il accablait de coups de bâton ses deux pauvres filles qui habitaient avec lui dans son palais.

La plus âgée, quoique surveillée de près, se donna tant de soins, qu’elle parvint à faire présenter une supplique au pape ; elle conjura Sa Sainteté de la marier ou de la placer dans un monastère. Clément VIII eut pitié de ses malheurs, et la maria à Charles Gabrielli, de la famille la plus noble de Gubbio ; Sa Sainteté obligea le père à donner une forte dot.

À ce coup imprévu, François Cenci montra une extrême colère, et pour empêcher que Béatrix, en devenant plus grande, n’eût l’idée de suivre l’exemple de sa sœur, il la séquestra dans un des appartements de son immense palais. Là, personne n’eut la permission de voir Béatrix, alors à peine âgée de quatorze ans, et déjà dans tout l’éclat d’une ravissante beauté. Elle avait surtout une gaieté, une candeur et un esprit comique que je n’ai jamais vu qu’à elle. François Cenci lui portait lui-même à manger. Il est à croire que c’est alors que le monstre en devint amoureux, ou feignit d’en devenir amoureux, afin de mettre au supplice sa malheureuse fille. Il lui parlait souvent du tour perfide que lui avait joué sa sœur aînée, et, se mettant en colère au son de ses propres paroles, finissait par accabler de coups Béatrix.

Sur ces entrefaites, Roch Cenci son fils, fut tué par un charcutier, et l’année suivante, Christophe Cenci fut tué par Paul Corso de Massa. À cette occasion, il montra sa noire impiété, car aux funérailles de ses deux fils il ne voulut pas dépenser même un baïoque pour des cierges. En apprenant le sort de son fils Christophe, il s’écria qu’il ne pourrait goûter quelque joie que lorsque tous ses enfants seraient enterrés, et que, lorsque le dernier viendrait à mourir, il voulait, en signe de bonheur, mettre le feu à son palais. Rome fut étonnée de ce propos, mais elle croyait tout possible d’un pareil homme, qui mettait sa gloire à braver tout le monde et le pape lui-même.

(Ici il devient absolument impossible de suivre le narrateur romain dans le récit fort obscur des choses étranges par lesquelles François Cenci chercha à étonner ses contemporains. Sa femme et sa malheureuse fille furent, suivant toute apparence, victimes de ses idées abominables.)

Toutes ces choses ne lui suffirent point ; il tenta avec des menaces, et en employant la force de violer sa propre fille Béatrix, laquelle était déjà grande et belle ; il n’eut pas honte d’aller se placer dans son lit, lui se trouvant dans un état complet de nudité. Il se promenait avec elle dans les salles de son palais, lui étant parfaitement nu ; puis il la conduisait dans le lit de sa femme, afin qu’à la lueur des lampes la pauvre Lucrèce pût voir ce qu’il faisait avec Béatrix.

Il donnait à entendre à cette pauvre fille une hérésie effroyable, que j’ose à peine rapporter, à savoir que, lorsqu’un père connaît sa propre fille, les enfants qui naissent sont nécessairement des saints, et que tous les plus grands saints vénérés par l’Église sont nés de cette façon, c’est-à-dire que leur grand-père maternel a été leur père. »

 

 

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