Une Page d’amour
Hélène Mouret a été bien sage et obéissante pendant toute sa jeunesse. En tombant amoureuse du bel Henri, elle se rend compte que sa conduite irréprochable l’a tenu éloignée du bonheur.
Le souvenir de sa vie passée la gonflait de mépris et de violence. Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle était si fière autrefois ? Elle se revoyait jeune fille, à Marseille, rue des Petites-Maries, cette rue où elle avait toujours grelotté ; elle se revoyait mariée, glacée près de ce grand enfant qui baisait ses pieds nus, se réfugiant au fond de ses soucis de bonne ménagère ; elle se revoyait à toutes les heures de son existence, suivant du même pas le même chemin, sans une émotion qui dérangeât son calme ; et cette uniformité, maintenant, ce sommeil de l’amour qu’elle avait dormi, l’exaspérait. Dire qu’elle s’était crue heureuse d’aller ainsi trente années devant elle, le cœur muet, n’ayant pour combler le vide de son être que son orgueil de femme honnête ! Ah ! quelle duperie, cette rigidité, ce scrupule du juste qui l’enfermaient dans les jouissances stériles des dévotes ! Non, non, c’était assez, elle voulait vivre ! Et une raillerie terrible lui venait contre sa raison. Sa raison ! en vérité, elle lui faisait pitié, cette raison qui, dans une vie déjà longue, ne lui avait pas apporté une somme de joie comparable à la joie qu’elle goûtait depuis une heure. Elle avait nié la chute, elle avait eu l’imbécile vanterie de croire qu’elle marcherait ainsi jusqu’au bout, sans que son pied heurtât seulement une pierre. Eh bien, aujourd’hui, elle réclamait la chute, elle l’aurait souhaitée immédiate et profonde. Toute sa révolte aboutissait à ce désir impérieux. Oh ! disparaître dans une étreinte, vivre en une minute tout ce qu’elle n’avait pas vécu !
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Émile Zola, Une page d’amour (1878)
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