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Un texte de Paul Valéry sur La Fontaine

 

Un texte précis, original et pénétrant sur La Fontaine, écrit par l’un des hommes les plus intelligents du XXe siècle.

Au XVIIe siècle, La Fontaine est le seul poète français de premier rang qui ne se soit pas consacré à l’art dramatique, exception faite de Malherbe, si Malherbe est du premier rang. Il est aussi le seul grand poète dont certaines œuvres ont connu cette forme rare et plus ou moins désirable de la gloire, d’être, par un consentement universel de la nation, comme vouées à la toute première éducation poétique de l’enfance, tellement que le nom de leur auteur est à jamais associé à l’idée de la naïveté de très jeunes êtres, comme s’il eût spécialement écrit en vue de récitations puériles et dépensé beaucoup d’art et d’esprit à l’intention de l’âge le plus tendre.  

Il se trouve ainsi le plus utilisé de nos poètes et celui dont tout le monde en France sait par cœur quelques vers. Un air de négligence, parfois très étudié, peut-être dans le style, et l’image facile que l’on se fait de lui d’après ce que l’on croit savoir de sa vie, de ses mœurs, de ses goûts et de ses indifférences, lui ont donné dans l’opinion commune figure de « rêveur », d’homme qui s’abandonne au nuage qui passe, à ce qui amuse le moment de son esprit ; et se désintéresse aussi librement qu’il s’intéresse, sans trop d’égard à l’importance inégale dans le réel des objets successifs de sa pensée. Ce jugement très simple vaut ce qu’il vaut à l’égard de la personne apparente de La Fontaine ; mais l’examen de ses ouvrages nous conduit, et même nous oblige, à considérer en lui un auteur qui est un artiste, c’est-à-dire qui ne borne pas son action à cueillir les fruits spontanés de l’instant. Où l’on ne voyait que rêverie, il y avait méditation, c’est-à-dire travail interne. On s’y est trompé, car il est deux espèces de la distraction : l’une, qui témoigne de l’absence de soucis ou de leur faible persistance ; et l’autre qui consiste, au contraire, dans la constance d’un souci.

L’œuvre poétique de La Fontaine comprend (pour ne compter que ce qui compte) quelques compositions, dont l’Adonis est la plus remarquable ; un roman mêlé de vers, Psyché ; les Fables et les Contes. Il n’y a pas à hésiter sur l’importance relative de ces divers ouvrages : s’il n’eût écrit ses fables, La Fontaine serait aujourd’hui, sinon tout à fait oublié, du moins, assez mal placé — c’est-à-dire, placé d’après ses contes. Mais ses fables lui ont valu et la gloire et la popularité que nous avons dite.

Il est le Fabuliste par excellence. Toute une littérature, imitations, gloses, commentaires, travaux d’érudition, a trouvé dans les Fables ses prétextes ou son aliment, nous offrant la curieuse variété des modes d’exploitation d’un recueil de petits poèmes de l’apparence la plus simple. Mais toute gloire demande à toute époque un examen de sa réalité dans cette époque donnée : se réduit-elle à une sorte de crédit traditionnel qu’on lui accorde ? Ou est-elle entretenue comme par une vertu toujours nouvelle ? Ici se pose donc une question essentielle : Quelle est la vraie valeur actuelle de l’œuvre de La Fontaine, et singulièrement de ses Fables, leur importance vivante, si l’on élimine de cette tentative d’évaluation tout ce qui tient à leur usage didactique et aux ambitions qui s’y rattachent (dont l’amour tout pur de la poésie n’est peut-être pas le ressort) ? En d’autres termes : Peut-on trouver aujourd’hui un véritable plaisir à lire les Fables, comme si elles fussent toutes fraîchement composées ? Et ensuite : Quel profit pour son art peut aujourd’hui tirer de cette lecture l’artiste en matière de vers ? L’amateur de poèmes et l’homme de l’art sont, en effet, les deux seuls personnages qui puissent donner un sens à cette expression de « vraie valeur », et qui se connaissent à ceci que la poésie leur est un besoin immédiat qui ne peut être satisfait que par la sensation même du langage chantant, sans explication, savante ou non, interposée entre le corps et l’âme du discours, entre le son et le sens. Un poème n’existe que dans cet état, c’est-à-dire en acte. Considérer séparément ces éléments est une manière de meurtre de la poésie, attentat et absurdité qui sont malheureusement d’usage constant, et presque de rigueur, dans l’enseignement des lettres.

Si donc nous nous disons quelque fable de La Fontaine, en amateurs cultivés, mais passionnés de l’art des vers, qui avons par définition lu et goûté tant de poètes excellents qui se sont produits depuis le temps de ces fables, et ont apporté tant de modes nouveaux et de si savantes combinaisons, serons-nous sensibles encore à la voix de l’Agneau, du Pigeon, de l’Âne ou du Berger ? Et cette voix nous apprendra-t-elle quelque chose qui puisse nous servir à développer notre propre industrie de versificateurs ? Telles sont les questions que chacun peut résoudre à sa guise, mais auxquelles est suspendue dans chacun la véritable vie de la poésie de La Fontaine.

Une fable, selon sa manière, est faite d’un petit conte ou apologue, généralement emprunté, dont le récit tourne en leçon de morale, plus ou moins morale. Nous n’insisterons pas sur cette morale ; nous n’en dirons qu’un mot : elle touche parfois à la politique, et laisse percer les sentiments de l’auteur. Il n’y a point de doute qu’il ne goûtât que médiocrement le régime absolu. L’affaire Fouquet brutalement menée avait dû lui laisser une impression pénible. Dans les Fables, quantité de traits visent « les Grands », la Cour, la Justice. Les abus de l’ancien droit sont à merveille accusés dans tel récit vivant et parfait comme celui qui s’intitule Le Jardinier et son Seigneur. Le prétendu distrait était un observateur impitoyable du système et des mœurs de son temps, aussi peu ébloui, peut-être aussi amer dans le fond que son ami Molière. On sent chez ces deux grands hommes une arrière-pensée rebelle, et chez tous les deux une même complaisance significative pour la sagesse simple et les jugements rustiques des petites gens.

La Fontaine, ayant emprunté à quelque autre, Ésope ou Phèdre, un « sujet », son acte créateur consiste dans l’invention d’une forme, et c’est par là qu’il se montre et qu’il se fait le très grand artiste complet qui se donne ses conditions, se trouve ses moyens, et tend toujours plus sûrement vers l’état de pleine possession et d’équilibre de ses forces. Ce progrès se voit dans les recueils successifs de Fables (1668 — 1678 — 1694). La forme par lui créée est d’une souplesse extraordinaire. Elle admet tous les tons du discours, passe du familier au solennel, du descriptif au dramatique, du plaisant au pathétique, et ménage ces modulations à tous les degrés qu’il faut, selon l’ampleur ou la minceur du thème à mettre en œuvre. Un des succès les plus heureux de cette liberté d’exécution se manifeste dans la combinaison inattendue de l’observation la plus fine et la plus juste des allures et des caractères des animaux, avec les sentiments et les propos humains qu’ils doivent affecter d’autre part.

C’est une remarque devenue banale que celle du traitement de l’apologue en comédie — parfois très petite comédie, mais toujours d’une vie et d’une vérité admirables. Il arrive que ce petit théâtre sur lequel le montreur présentait, agitait et faisait parler ses marionnettes à plume et à poil, s’élargisse tout à coup et retentisse d’accents lyriques de la plus haute résonance. Mais tout ceci n’a été possible que par la vertu de cette forme poétique qui est et qui demeure l’incomparable création de La Fontaine. C’est au système des « vers variés » que nous faisons allusion.

Depuis l’introduction du « vers libre » dans notre poésie, nouveauté qui s’est manifestée vers 1880, on ne considère en général que l’opposition « vers libre », « vers régulier », sans prendre garde que c’est là une classification toute sommaire et superficielle. Le vers régulier a pour lois principales : l’égalité du nombre des syllabes, ou le retour périodique de mètres de même nombre, et l’obligation de rimer. Le « vers libre » est dispensé de ces contraintes. Mais sa même liberté le met entièrement à la merci de la diction, et sans l’artifice de l’inégalité des lignes, il serait souvent prose, de laquelle il n’oblige pas la voix à s’écarter. De plus, il ne s’impose guère à la mémoire. Deux siècles avant le vers libre inauguré en France, La Fontaine a créé le mode poétique que nous avons baptisé « vers varié », et qui allie merveilleusement les qualités du vers régulier aux plus véritables avantages du vers libre. Dans les vers variés, le poète dispose à son gré de la succession des mètres, mais il rime, et il observe des césures. Ce système est le plus souple et le plus riche dont nous disposions. On peut s’étonner qu’il n’ait été utilisé par aucun de nos grands poètes, après celui-ci.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce vers varié se prête également bien à l’expression des choses les plus simples et familières qu’à celles des plus abstraites que la poésie puisse admettre sans cesser d’être poésie. La démonstration de cette proposition se trouve dans le recueil même des Fables dont il suffit de rapprocher quelqu’une des plus menues avec la Lettre à Mme de La Sablière pour trouver la vérification de notre remarque. Quant à la vertu musicale, un exemple fera sentir tout le prix du monde dont il s’agit. Je le prends vers la fin de la Fable IX du Livre X : Le Berger et le Roi. Le Berger, vizir chassé, quitte le pouvoir avec grâce et retrouve ses hardes :

Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais

N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,

Je vous reprends ; sortons de ces riches Palais

Comme l’on sortirait d’un songe.

Ce vers de huit syllabes est d’une admirable issue après les alexandrins si bien formés et divisés qui le précèdent.

En vérité, il ne manque point dans La Fontaine de vers moins achevés, et il en est dont la facilité ne se conçoit que par les nécessités d’un récit. Tout récit est pensé en prose, et se met en vers : mettre en vers est l’opération la plus anti-poétique qui soit. Mais un récit comporte et quelque description et des dialogues, qui sont, pour un poète, d’heureuses occasions lyriques et dramatiques à saisir.

Tous ceux qui ont écrit sur La Fontaine ont justement célébré son art exquis de la mise en scène et de la conduite de ses comédies animales, rustiques, ou mythologiques. Personne n’a mieux peint les êtres en moins de mots, ni ne leur a donné la parole avec un sentiment plus juste du caractère qu’ils auraient s’ils étaient ce qu’ils nous semblent être. Les végétaux eux-mêmes ont leur éloquence spécifique : voyez la fable illustre : Le Chêne et le Roseau.

Enfin, on ne peut en finir, au sujet des Fables, sans dire encore un mot des beautés de leur forme. Nous avons parlé du « vers varié » ; mais c’est aussi du vers varié que l’alexandrin à lui seul, quand il obéit à un maître, lui fait rendre toutes ses ressources de rythme et de timbres. Ce vers que l’on dit monotone, et qui peut l’être tant, devient sous La Fontaine le plus sensible et le plus riche en figures différentes des modes d’expression poétiques. Il en est d’une ampleur extrême et solennelle, et d’autres vifs comme un mouvement soudain, et d’autres, dont le son est l’image du sens, comme celui-ci :

Prends ce pic et me romps ce caillou qui me nuit…

Ces observations sur les Fables nous permettent de répondre comme il suit aux deux questions que nous avions énoncées au début de la présente étude : Nous pouvons trouver un véritable plaisir à lire les Fables sans y être séduits par une tradition scolaire d’admiration ; mais la condition de ce véritable plaisir est que nous sachions lire, et c’est là ce que l’école fait tout le contraire d’apprendre. Enfin ce que nous avons dit du « vers varié » était dire quel profit pour son art un poète d’aujourd’hui pourrait tirer de l’étude des Fables.

Il nous faut à présent parler des Contes, l’autre œuvre importante de La Fontaine. On sait ce qu’ils sont : des nouvelles tirées de maints auteurs, de Boccace, de l’Arioste, de nos fabliaux, de Rabelais, voire d’Anacréon, et de Pétrone. Cette simple énumération suffit à définir le genre. Il n’est point de littérature qui ne contienne dans sa pénombre, ou dans ses ombres, quantité d’ouvrages érotiques de toute valeur, et cette existence incontestable pourrait donner lieu à mainte question. La critique ne se risque guère à les traiter, par crainte de paraître appartenir elle-même à cette catégorie suspecte et réservée.

Je me bornerai à signaler un point qui est suggéré par les œuvres de l’espèce des Contes de La Fontaine : comment expliquer que les choses de l’amour soient traitées en farces et utilisées à la production d’effets comiques, elles qui constituent, dans la réalité, des puissances pathétiques et tragiques inquiétant ou obsédant toute vie ? Cette sorte de parti pris ne va pas sans donner aux ouvrages dont nous parlons un air de vulgarité d’autant plus déplaisant que ces ouvrages sont versifiés.

La Fontaine a beau dire, avec une exquise élégance :

Nuls traits à découvert n’auront ici de place ;

Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien

Que je crois qu’on n’y perdra rien.

Qui pense finement et s’exprime avec grâce

Fait tout passer…

Vous ne faites rougir personne

Et tout le monde vous entend…

Il n’en est pas moins vrai que la combinaison dans ses Contes de la forme poétique, des sous-entendus érotiques, des intentions burlesques et du prosaïsme, sinon de la platitude, qui est inévitable dans tout récit mis en vers, n’est pas une heureuse composition.

On observera ici, au point de vue de l’art, l’emploi fréquent du vers de dix syllabes, à rimes tantôt plates, tantôt croisées. Cet emploi produit une impression de monotonie et de facilité qui peut devenir promptement insupportable au lecteur moderne :

Le Roi de Naple avait lors une fille,

Honneur du sexe, espoir de sa famille…

Il faut avouer que les vers de ce genre qui ne manquent pas dans les Contes n’ajoutent rien à la gloire de La Fontaine. Toutefois ils ont plu en leur temps. Quant aux sujets dont nous avons dit le caractère libre et badin, on peut rappeler, à la décharge de l’auteur qu’il ne fit que continuer une tradition fort ancienne à laquelle, je ne sais pourquoi, l’épithète de « gauloise » est attachée.

Psyché est un roman mêlé de vers. Œuvre charmante dont le thème pris dans Apulée, ne paraît que comme une lecture faite par un auteur supposé à trois de ses amis. Cet auteur est, sous le nom de Polyphile, La Fontaine lui-même. Quant aux autres, on veut y voir Racine, Molière et Boileau ; mais la vision n’est pas distincte, et l’on discute… Mais la Préface de Psyché est à nos yeux un document de haute importance littéraire, dont le plus simple examen ruine entièrement l’idée d’un La Fontaine paresseux et négligent. Même, nous ne voyons nulle part d’aveux si nets du prix que coûte le souci de la forme, de considérations si précises sur le travail d’écrire, et sur le choix d’un « genre d’écriture » approprié à l’effet que l’on veut obtenir. Ce texte remarquable n’est pas assez connu.

Il faudrait achever cet aperçu et le résumer par quelque formule de la sensibilité de La Fontaine, que l’on déduirait de son langage et des particularités musicales de celui-ci. Ce langage possède tous les tons du plus simple au plus recherché, du plus familier au plus noble; le vocabulaire admet l’archaïsme et parfois le mot technique ; la syntaxe, des plus souples, s’enhardit souvent à des constructions singulières


… Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre…

Enfin, l’invention du « vers varié » témoigne de la variété même des modes de la vie intérieure de notre poète. Le don qu’on lui trouve d’animer ses petits ou ses grands personnages et de traiter en véritables comédies les démonstrations de maigres théorèmes de morale, rapproché de celui qu’il possède, d’autre part, de former et de conduire avec grâce et avec grandeur des périodes d’alexandrins du plus beau style, manifeste un artiste des plus complets. Il y a du Molière en lui, par le sens du comique assez amer (et d’ailleurs comme témoin assez sévère de son époque, dont il sentait, sous l’apparat, tout l’artifice) ; et il y a du Racine avant Racine, préfiguré dans les vers d’Adonis.

 

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Paul Valéry