Léon Lhermitte, « Les halles » (1895). Petit Palais, Paris.
La vie corporelle et physiologique est la matière des romans et des personnages de Zola. On est à l’opposé de Dostoïevski.
Léon Lhermitte, « Les halles » (1895). Petit Palais, Paris.
La vie corporelle et physiologique est la matière des romans et des personnages de Zola. On est à l’opposé de Dostoïevski.
On rencontre un peu de tout parmi les 1200 personnages qui peuplent les Rougon-Macquart. Mais on ne rencontre jamais personne qui se sente extérieur à la vie, indifférent, ou en dépression. Chez Zola, tout le monde se lève vaillamment le matin. Si Adelaïde, Gervaise ou Nana souffrent, c’est par frustration. Les personnages de Zola sont toujours désirants.
Ce désir est rarement sublime et dégagé des contingences terrestres. Les amours d’enfants peuvent y échapper, quoique le dernier regret de Miette, à peine adolescente (La Fortune des Rougon), sera de ne pas avoir fait l’amour avec Silvère. Quoi qu’il en soit, il y a toujours du désir, même dans les situations les plus noires, au fond d’une mine ou sous l’emprise d’un conjoint sale, alcoolique et violent. C’est le plus souvent un désir épais, sanguin, qui est plus près de l’appétit : un appétit sexuel, alimentaire, immobilier, spéculatif. Quelle que soit leur activité, les personnages font penser à l’étoile de mer qui sort directement l’estomac de son ventre pour happer sa proie. C’est une dévoration, non une dégustation. Zola n’est pas dupe des formes.
Le désir peut se faire toutefois plus mystérieux, comme chez Séverine en qui se confondent désir sexuel et désir de mort (La Bête humaine). Il peut aussi prendre un tour héroïque, ou la forme d’un dévouement absolu, lequel finit presque invariablement en exploitation et en humiliation (Palmyre dans La Terre). En somme, le désir donne aux individus deux directions possibles : croquer ou s’anéantir.
Même pour un lecteur du XXIe siècle, la violence des romans de Zola a quelque chose d’effarant. On en sort parfois plus écœuré qu’indigné. C’est d’abord une brutalité physique générale : les êtres s’accouplent dans la saleté, les femmes se prennent aux cheveux, les hommes violent et tabassent. La violence est aussi verbale, et c’est une nouveauté dans la littérature : Nana s’emporte contre ses invitées, « un tas de salopes », Lise traite sa sœur de putain avant d’encourager son mari à la violer. Dans certaines pages d’horreur, on est bien près du Voyage au bout de la nuit ou bien de Mort à Crédit. Pour que rien ne manque au tableau, il y a aussi la réjouissance des pauvres devant les malheurs des plus miséreux.
D’où vient cette brutalité ? Le peuple a-t-il de mauvais instincts ? Zola montre qu’en réalité, le mal vient de plus loin. Dans le cadre minier de Germinal par exemple, il provient du capital abstrait, des donneurs d’ordres lointains qui préfèrent jeter des familles d’ouvriers dans la misère et la faim plutôt que de voir diminuer leurs dividendes. De même, la brutalité des employés du Bonheur des Dames entre eux n’est que le reflet de leur terrible précarité économique.
Et pourtant ! Dans l’univers de Zola, la brutalité n’a pas le dernier mot.
« Ah ! la joie d’être, est-ce qu’au fond il en existe une autre ? La vie telle qu’elle est, dans sa force, si abominable qu’elle soit, avec son éternel espoir ! »
« Autour de moi, tout a beau péricliter, s’effondrer, je suis quand même, dès le lendemain, gaie et confiante sur les ruines… J’ai pensé souvent que mon cas est, en petit, celui de l’humanité, qui vit, certes, dans une misère affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque génération. »
L’Argent
Edgar Degas, « Intérieur », 1869. Philadelphia Museum of art, Philadelphie.
L’atmosphère oppressante du tableau de Degas se retrouve souvent dans les romans de Zola, où les femmes sont asservies de toutes les manières possibles.
Fernand Pelez, « La victime ou l’asphyxiée », 1886. Musée de Senlis.
Fernand Pelez, « Sans asile », 1883. Petit Palais, Paris.
Chez Zola, les figures de femmes sont peut-être plus marquantes que celles des hommes : on n’oublie pas facilement Gervaise (L’Assommoir), Adelaïde (La Fortune des Rougon), Miette (La Fortune des Rougon), Denise (Au bonheur des Dames) et bien sûr Nana.
Pourquoi ? On peut rêver longtemps sur cette question. Chez Balzac, les femmes apportent délicatesse et sensibilité. Dans les romans de Zola, elles n’apparaissent pas meilleures que les hommes. Néanmoins, leur fréquente faiblesse physique, leur infériorité juridique, leur éducation même en font des victimes programmées dès qu’une situation tourne mal. Pour un romancier, elles sont un véritable concentré dramatique.
D’autre part, au XIXe siècle, l’homme a l’autorité pour lui. Il n’a donc pas tant de mérite à s’imposer. Quand une femme réussit à dominer une intrigue, comme Denise (Au Bonheur des Dames) ou Miette (La Fortune des Rougon), c’est qu’elle a su faire preuve d’une force extraordinaire. On peut donc comprendre pourquoi elles constituent des figures romanesques privilégiées.
Dans Le Roman expérimental, Zola affiche clairement sa philosophie : « Le déterminisme domine tout. » Nulle place pour la liberté.
Qu’il s’agisse d’un grand magasin, d’une mine, d’un champ, tous les individus sont dominés par leur milieu et par le passé. Ainsi, dans La Terre, toute la rage de posséder prend naissance dans la longue privation des paysans, s’épuisant pendant des siècles à cultiver une terre qui ne leur appartenait pas. La force et la valeur des romans de Zola vient de ce qu’ils nous font sentir comment la violence et même le désir sont générés par un milieu, une histoire, une vie qui dépasse les individus.
Mais comment donner vie et relief à des personnages qui ne seraient que des pantins ? Voilà le miracle : avec des principes un peu étroits, Zola arrive miraculeusement à une psychologie subtile. Même si pour le romancier, les personnages suivent la destinée inscrite dans leur hérédité et leur milieu, la vie est si complexe, imprévisible, touffue, désordonnée, que les trajectoires individuelles sont une dialectique plus qu’un chemin tout tracé : « notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l’individu et de l’individu sur la société« . En définitive, le romancier Zola est beaucoup plus riche que le penseur du naturalisme, dont la philosophie scientiste est un peu courte.
« Toute l’industrie, tout le commerce finira par n’être qu’un immense bazar unique, où l’on s’approvisionnera de tout. »
L’Argent
L’Assommoir est certainement le roman le plus connu de Zola, et c’est aussi celui qui l’a rendu célèbre. Il met en relief l’alcoolisme d’une société malade qui s’assomme avec l’absinthe. A une époque où il existe très peu de réglementations à la fois sur le travail, la vente d’alcool, la publicité autour de l’alcool, on en buvait des quantités gigantesques. En 2016, il y avait en France 1 débit de boisson pour 1800 habitants. En 1900, 1 débit de boisson pour 80 habitants : on en comptait 500 000 en France (!).
Le gouvernement finit par interdire la vente de la « fée verte » en 1915, et cette prohibition dura jusqu’en 2011. Mais jusqu’en 1915, vendeurs d’absinthe et ligues antialcooliques rivalisaient de créativité dans des affiches totalement décomplexées ! En voici quelques unes.
Source des images : christianlegac.com
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