Henri Michaux, Sans titre, 1952. Gouache sur papier. Collection particulière.
« Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire. »
Peintures
Henri Michaux, Acrylique sur papier, 1967.
« Taches
Taches pour obnubiler
pour rejeter
pour désabriter
pour instabiliser
pour renaître
pour raturer
pour clouer le bec à la mémoire
pour repartir »
Face aux verrous
Qu’y a-t-il donc dans l’intériorité ? A la base, au ras du Moi, il n’y a pas grand-chose. Michaux ne se considère pas comme le propriétaire de domaines intérieurs magnifiques :
j’y habite depuis mon enfance et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres
Un petit terrain donc, mais qui protège de la radicale étrangeté du monde extérieur. Si d’aventure le poète est emporté trop loin dans un amour, si l’aliénation le menace, il peut toujours retrouver ses propriétés
Complètement perdu sur la planète, je pleure après mes propriétés qui ne sont rien, mais qui représentent quand même du terrain familier, et ne me donnent pas cette impression d’absurde que je trouve partout.
Si pauvres soient-elles, ces propriétés intérieures contiennent aussi des êtres dont on voudrait se débarrasser, comme cet insupportable roi qui résiste à tout et qui semble en définitive le vrai propriétaire :
Dans le secret de ma petite chambre, je pète à la figure de mon Roi.
Ensuite j’éclate de rire.
(…)
Et si je me retourne, sa face imperturbable règne, toujours.
Je le gifle, je le gifle, je le mouche ensuite par dérision comme un enfant.
Cependant il est bien évident que c’est lui le Roi,
et moi son sujet, son unique sujet.
Toute l’œuvre poétique de Michaux (et son œuvre graphique) est un travail de métamorphoses. Il y a d’abord le désir d’échapper, de s’évader, mais aussi l’expérience de la douleur (ou de la jouissance) qui s’impose et déforme le corps
A force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement.
Je fus toutes choses : des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes.
La métamorphose est aussi une aspiration à circuler par le monde dans toutes ses dimensions, avec différents véhicules.
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l’attelage d’un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l’haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Se métamorphoser, c’est renaitre. Quoi de plus essentiel pour le poète toujours menacé par l’habitude, l’encroûtement, les réflexes, la vie quotidienne ?
Si je me changeais toujours en animal, à la rigueur on finirait par s’en accommoder, (…) mais je suis encore des choses (et des choses encore ça irait), mais je suis des ensembles tellement factices, et de l’impalpable. Quelle histoire quand je suis changé en éclair !
J’écris pour me parcourir. peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie.
Passages
Henri Michaux, Sans titre, 1952. Gouache sur papier. Collection particulière.
« Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire. »
Peintures
Michaux refuse le monde et le langage tels qu’ils sont donnés. Il intervient donc pour tordre les cadres habituels de perception ou d’expression.
Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et les laissai faire.
Fini, maintenant j’interviendrai.
Comment intervenir ? En transformant une tapisserie en savane africaine. En imaginant un sabre ondulant ou une mitrailleuse à gifles. Ou bien en se logeant dans un fruit.
Je mets une pomme sur la table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !
Ne croyez pas qu’il suffise de le vouloir pour le réussir. Une telle translation suppose « des tâtonnements, des expériences ; c’est toute une histoire. » Ce désir de transformation, de métamorphoses, de déplacements, procède aussi d’une intranquillité fondamentale.
Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.
Je l’attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l’auteur.
Dans l’écriture de Michaux, pas de flonflons, pas d’esbroufe, de strass, de paillettes, aucun truc rhétorique : la parole poétique semble mise à nu. L’un des grands attraits de cet écrivain réside dans cette humilité. Ce qu’il essaie d’atteindre par la parole ou la peinture est délicat, inhabituel, trouble : mieux vaut rester simple dans les moyens d’expression.
Mon vide est un grand mangeur, grand broyeur, grand annihileur.
Mon vide est ouate et silence.
Silence qui arrête tout.
Un silence d’étoiles.
Quoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme.
Les mots ne le trouvent pas,
Barbotent autour.
L’existence est trouée, mal ajustée et il manque toujours quelque chose. Mais ce manque ouvre un horizon infini pour le poète :
Mon violon est un grand violon-girafe ;
j’en joue à l’escalade,
bondissant dans ses râles,
au galop sur ses cordes sensibles et son ventre affamé aux désirs épais,
que personne jamais ne satisfera
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