Henri Michaux
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- Sa vie et son œuvre
- L'univers d'Henri Michaux
- Approfondir
- Extraits à écouter et à lire
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Extrait de Keith Jarrett, Radiance, part 2, 2005.
La vie d'Henri Michaux
Issu de l’introduction du court métrage d’Henri Michaux et d’Éric Duvivier, réalisé en 1963 à l’instigation du Laboratoire Sandoz. Source : Éclair brut.
Henri Michaux naît en mai 1899 à Namur, dans une famille de la bourgeoisie aisée. Dès l’enfance, cet être à la personnalité très singulière refuse de se conformer à ce qu’on attend de lui. Fuyant un milieu et un pays qu’il juge étriqués, il s’engage à 20 ans comme matelot pendant quelques mois, puis vient à Paris où il finit par crier famine. Grâce au soutien de Jules Supervielle et de Jean Paulhan qui lui trouvent des emplois alimentaires, Henri réussit à vivoter. Malgré des difficultés matérielles peu propices à l’écriture, le jeune poète parvient à faire publier Qui je fus (1927), qui marque d’emblée son irréductible originalité.
En 1930, ses parents meurent coup sur coup dans des circonstances étranges et tragiques (son père se défenestre, sa mère décède peu après). Henri Michaux reçoit une part d’héritage qui le délivre définitivement de tout souci financier. Il voyage beaucoup et travaille avec acharnement à de remarquables recueils qui lui valent l’attention d’André Gide et un début de notoriété. Lunaire et secret autant que brillant et volubile, Michaux devient un personnage du milieu littéraire parisien. Le poète agité s’installe peu à peu et même se marie en 1943.
Poésie, mescaline et peinture
Après guerre, Henri Michaux poursuit son itinéraire à l’écart des modes. La mort terrible de sa femme (à la suite d’un incendie) en 1948 le conduit cependant à s’isoler davantage. Son infinie curiosité des choses et des êtres demeure, mais son goût pour l’exploration devient peut-être plus intérieur avec la découverte de la mescaline (Misérable miracle, Connaissance par les gouffres). En quête permanente de renouvellement, Michaux s’oriente davantage vers la peinture, domaine où il obtient une reconnaissance internationale. Cet homme discret mais à l’aura incomparable s’éteint dans son appartement en 1984.
« Qui cache son fou, meurt sans voix »
Face aux verrous
Au-delà de la littérature
Difficile d’appeler Henri Michaux un homme de lettres : même s’il a désiré publier et être reconnu comme écrivain, il n’a jamais considéré le livre comme un accomplissement. Son horizon n’est pas la littérature. Au fond, il est un poète au sens que le mot commence à prendre après Rimbaud, c’est-à-dire un voyant. Voyages, psychotropes, lecture, écriture, peinture, Henri Michaux s’est engagé dans tous les chemins qui lui promettaient et lui permettaient une contemplation du monde plus riche, plus étendue, plus détaillée, plus aventureuse.
Henri Michaux a parcouru l’Amérique du sud (Ecuador), l’Inde, la Chine, le Japon (Un barbare en Asie) l’Égypte, la Malaisie et d’autres pays encore. Jusqu’au dernier jour de sa vie, il s’est passionné pour la botanique, l’entomologie, l’astronomie, la médecine. Il s’est intéressé à tous ceux qui lui écrivaient, poètes obscurs ou marginaux. Non pour s’en nourrir, mais pour s’ouvrir à tous les recoins, les anfractuosités, les gouffres du monde.
N’oublie pas que c’est au monde, au monde entier que tu dois naître, à sa vastitude
(Poteaux d’angle)
« Il vous dit de ces choses extrêmement subtiles et profondes et puis aussitôt après de ces cornichonneries déconcertantes »
Dubuffet à propos de son ami Henri Michaux
Sa place dans l'histoire de la littérature
D’où sort Henri Michaux ? Qui l’a influencé ? Difficile à dire, tant l’œuvre de ce poète est singulière. Il est certain néanmoins que la découverte de Lautréamont a été un choc et une révélation pour lui. Le surréalisme littéraire -qui doit aussi beaucoup à Lautréamont, n’a jamais conquis Henri Michaux qui fuyait tout esprit de système. En revanche, la première exposition des peintres surréalistes (en septembre 1925 avec Man Ray, Mirò, Picasso, de Chirico…) l’a profondément marqué et lui a donné envie de peindre.
A la suite de Rimbaud (Les Illuminations) et d’Apollinaire, Henri Michaux poursuit la désintégration des formes classiques de la poésie. Non seulement il fait éclater les cloisons du poème, mais il jongle avec les genres en mêlant journal intime, conte, poème, analyse, réflexions métaphysiques, etc. Cette prodigieuse liberté lui a donné une aura incomparable dans toute la poésie moderne francophone et au-delà, jusqu’à des romanciers comme Le Clézio par exemple.
« Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas »
Qui je fus
Un écrivain extraordinaire
On ne verra jamais Henri Michaux couler ses mots dans les sillons de l’alexandrin, pousser la chansonnette, se servir de petits trucs poétiques pour séduire l’auditoire. La facilité, très peu pour lui. Mais on ne le verra pas non plus chercher des ressources dans un vocabulaire précieux ou rare à la manière de Mallarmé ou de Saint-John Perse. Ses mots sont simples et assez usuels.
Et voici le miracle Michaux : sans tambours ni trompettes, apparemment pauvre et démuni, le poète s’aventure et nous emmène dans les zones les plus troubles de la perception, les vertiges les plus profonds, les euphories, les dilatations de l’espace et du temps, les aspirations les plus enfouies, « face aux verrous » ou « face à ce qui se dérobe ». Comme un poulpe, l’écriture souple et précise de Michaux peut se glisser dans les fissures ou les passages les plus impraticables !
La sobriété du poète n’empêche pas une créativité profuse qui fait aussi de lui un grand maître des solutions imaginaires. Avec un certain flegme et beaucoup d’humour, il invente des dispositifs qui pourraient trouver place dans des cartoons, tels la platrification, le saucissonnage ou la mitrailleuse à gifles (« C’est dans la vie de famille, comme il fallait s’y attendre, que je réalisai la mitrailleuse à gifles. »).
« Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre. »
Poteaux d’angle
Œuvres majeures
Qui je fus
Henri Michaux a seulement 28 ans et sa manière si singulière est déjà là : langage tordu, déformé avec un grand art ; distance au monde, tentatives d’évasions, quête d’absolu.
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui… »
Ecuador
Malgré une petite santé, Henri Michaux a parcouru la terre en tous sens. Journal de perception autant que de voyage, Ecuador contient des perles poétiques d’une beauté rare.
« Nous fumons tous ici l’opium de la grande altitude, voix basse, petits pas, petit souffle,
Peu se disputent les chiens, peu les enfants, peu rient. »
Un certain Plume
Qui est Plume ? Un personnage de fantaisie, comico-tragique, exprimant l’angoisse et la difficulté d’être. Qui n’a jamais été Plume une fois dans sa vie ? Les textes de Plume ont été repris dans L’Espace du Dedans, régulièrement réédité.
« Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. « Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé… » et il se rendormit.
Peu après, sa femme l’attrapa et le secoua : « Regarde, dit-elle, fainéant ! Pendant que tu étais occupé à dormir, on nous a volé notre maison. » En effet, un ciel intact s’étendait de tous côtés. « Bah, la chose est faite », pensa-t-il. »
Un barbare en Asie
Perpétuellement en recherche d’autres façons de voir, de penser, de se situer dans le monde, Henri Michaux trouve un champ d’observation infini en Inde, en Chine et au Japon.
« L’occidental sent, comprend, divise spontanément par deux, moins souvent par trois et subsidiairement par quatre. L’Hindou plutôt par cinq ou six, ou dix ou douze, ou trente-deux ou même soixante-quatre. Il est extrêmement abondant. Jamais il n’envisage une situation ou un sujet en trois ou quatre subdivisions. »
La nuit remue
Ecrit « par hygiène » et pour la « santé » de l’auteur, La nuit remue est l’un des recueils les plus originaux et des plus réussis d’Henri Michaux.
« Tu t’en vas sans moi, ma vie.
Tu roules,
Et moi j’attends encore de faire un pas.
Tu portes ailleurs la bataille.
Tu me désertes ainsi.
Je ne t’ai jamais suivie.
Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes.
À cause de ce manque, j’aspire à tant.
À tant de choses, à presque l’infini…
À cause de ce peu qui manque, que jamais tu n’apportes. »
L'espace du dedans
Anthologie composée par l’auteur lui-même, ce recueil est certainement le livre à lire s’il n’en fallait qu’un. La réédition de 1966 comprend des ajouts provenant des recueils suivants, notamment de La vie dans les plis et Misérable miracle.
« L’âme adore nager.
Pour nager on s’étend sur le ventre.
L’âme se déboîte et s’en va.
Elle s’en va en nageant. (Si votre âme s’en va quand vous êtes debout, ou assis, ou les genoux ployés, ou les coudes, pour chaque position corporelle différente l’âme partira avec une démarche et une forme différentes, c’est ce que j’établirai plus tard.)
On parle souvent de voler.
Ce n’est pas ça.
C’est nager qu’elle fait.
Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement. »
Epreuves, exorcismes
L’année de publication est importante. Les textes de ce recueil sortant de la guerre introduisent par l’exorcisme une exaltation « dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe ».
« Je n’ai pas vu l’homme circulant dans la plaine et les plateaux de son être intérieur, mais je l’ai vu faisant travailler des atomes et de la vapeur d’eau, bombardant des fractions d’atomes, regardant avec des lunettes son estomac, sa vessie, les os de son corps et se cherchant en petits morceaux, en réflexes de chien. »
Ailleurs
Les petits contes qui composent ce livre nous font voyager chez des peuples imaginaires. La fantaisie, l’humour flegmatique et le travail de Michaux sur la langue sont une merveille.
« Les Hivinizikis sont toujours dehors. Ils ne
peuvent rester à la maison. Si vous voyez
quelqu’un à l’intérieur, il n’est pas chez lui.
Nul doute, il est chez un ami. Toutes les portes
sont ouvertes, tout le monde est ailleurs. »
La vie dans les plis
Analyses, réflexions, historiettes, poèmes étranges, tendres ou même solennels (« Qu’il repose en révolte »), les textes de ce recueil sont une fusion réussie entre l’imaginaire et le réel.
« Gueulard qui ne gueulait plus, le sergent, je le fourrais dans le plâtre.
Gueule qui allait rejoindre le cimetière de gueu-gueules que je laisse derrière moi, dans le cimetière de plâtre où ils sont « pris » en pleine invective, en pleine scène les femmes, en pleine malédiction les parents, en pleine réprimande les pions et la race des préposés à la discipline. »
Face aux verrous
Comment s’exprimer loin des mots des autres avec les mots des autres ? On trouvera dans ce recueil des « tranches de pensée » assez opaques, un voyage au pays des chenilles, un billet politique, des idéogrammes et un magnifique poème d’amour : AGIR, JE VIENS.
« Homme non selon la chair
mais par le vide et le mal et les flammes intestines
et les bouffées et les décharges nerveuses
et les revers
et les retours
et la rage
et l’écartèlement
et l’emmêlement
et le décollage dans les étincelles »
Misérable miracle
« Ma surprise fut énorme. (…) Se répandant en moi sans s’occuper de moi, elle m’éjecte de ma niche, me renverse. Je dégringole de mon âge, de tout âge. L’arrachement inattendu est plus que puissant. Tout est démentiellement secoué. »
Connaissance par les gouffres
Suite de la période mescalinienne de Michaux : le poète approfondit ses analyses et descriptions nuancées. Il élabore aussi des parallèles passionnants entre les états de conscience modifiés et des pathologies psychiatriques.
« L’homme est un être à freins. S’il en lâche un, il crie sa liberté (le pauvre!), cependant qu’il en tient cent autres bien en place. La vitesse des images, des idées, tient à la perte de la maîtrise. Seuls les freins rendent la pensée lente et utilisable. Elle est naturellement extrêmement vite, follement vite. »
Face à ce qui se dérobe
Accident, regard, musique, vision… Six textes explorent la sensation presque insaisissable, la perception inhabituelle où le monde se renverse.
« C’est donc ça une chute! Et c’est ça la terre, lorsque après quelques instants où elle s’était dérobée à vous (et vous à elle) elle vous revient en force et vos membres relâchés n’arrivent plus à la tenir en respect.
………………….
Mis à part pieds ou bras cassés ou pieds et bras à la fois, tandis que je suis là par terre, il se passe quelque chose d’étrange. Quelque chose m’est dérobé, m’est continûment dérobé.
……….
Silence. Je considère autour de moi le silence, un certain nouveau silence. »
Déplacements, dégagements
Livre conclusif, faisant retour sur les expériences et les thèmes fondamentaux de l’auteur, le manuscrit avait été remis à l’éditeur quelques mois avant sa mort.
« De loin en loin à toute allure, sans s’arrêter, sans ralentir, semblables à des estafettes attendues impérativement à l’autre bout de la ville, passent de puissantes autos strictement fermées. »