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Turner, « Tempête de neige en mer », 1842. Tate Britain, Londres.

Le lyrisme en délire

Entrer dans l’univers de Lautréamont, c’est accepter de perdre totalement ses repères. Comme dans ce tableau de Turner, la tempête fait perdre aux choses leurs contours habituels. De même, la colère profonde qui anime les Chants de Maldoror entraîne de nombreuses métamorphoses qui contreviennent aux règles de la physique. Ce sont les lois du rêve qui s’appliquent. Maldoror se transforme en poulpe, en cygne, en grillon. Des êtres bizarres apparaissent, surgis d’une imagination sans limites et qui fait souvent penser à Jérôme Bosch. Dans le cinquième chant, un scarabée grand comme une vache, et « beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme », roule une pâte de pétrin qui se révèle être une magicienne broyée.

Tout en reprenant les codes et même certains clichés du lyrisme romantique, les Chants de Maldoror déroutent le lecteur par ses images et ses termes de comparaison imprévus. Ainsi, la célèbre apostrophe à l’océan du chant premier est une sorte de lieu commun du romantisme (on pense à Chateaubriand ou à Victor Hugo), mais prend immédiatement la tangente sous la plume de Lautréamont :

« Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voit sur le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison. »

La révolte

Si le surréalisme a fait de Lautréamont son idole et son seul maître, c’est d’abord parce qu’il incarne la révolte totale. Lautréamont se dresse d’abord contre Dieu :

« Tu me feras plaisir, Ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d’une main ferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendra suffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de mon existence. »

Mais le dessein de l’auteur ne se limite pas à tourner Dieu en dérision (en le montrant complètement saoul par exemple). Le Créateur est avant tout coupable d’avoir produit les hommes, espèce horrible que Lautréamont se charge de châtier par les mots :

« Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau : moi, seul, contre l’humanité »

La révolte de Lautréamont semble infinie et se dévorer elle-même. C’est pourquoi, certains lecteurs comme Albert Camus ont pu en faire une figure du nihilisme.

« Oh ! si au lieu d’être un enfer l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense, regardez le geste que je fais du côté de mon bas-ventre : oui, j’aurais enfoncé ma verge, à travers son sphincter sanglant, fracassant, par mes mouvements impétueux, les propres parois de son bassin ! »

Où se trouve la poésie

« Mais sachez que la poésie se trouve partout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme, à la figure de canard. »

 

Cinquième chant

Francisco de Goya, « Saturne dévorant son enfant ». Musée du Prado, Madrid.

« Quelquefois il s’écriait: « Je vous ai créés; donc j’ai le droit de faire de vous ce que je veux. Vous ne m’avez rien fait, je ne dis pas le contraire. Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir. » Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure, laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. »

Les Chants de Maldoror

La cruauté

Si les hommes sont à la fois victimes et bourreaux, le grand sadique serait Dieu lui-même : un personnage tout-puissant qui s’amuse à générer des maladies épouvantables, un Créateur que le narrateur surprend, dans une scène traumatique, à  saisir un homme entre ses griffes.

« Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes et les bras, et en dernier lieu, le tronc, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien ; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durant les autres heures de son éternité. »

Mais la cruauté la plus manifeste est d’abord celle des hommes entre eux. Elle se traduit par l’absence de compassion des adultes, et elle naît naturellement dans le cœur de l’enfant « déjà pervers contre sa mère ».

Ce sadisme est aussi celui de Maldoror, au cœur rempli de poison. Maldoror fait le mal par goût, gratuitement. Drôle de héros ! En fait, Lautréamont a pour projet de nous obliger à regarder ce que nous ne voulons pas voir : la nature humaine sans déguisement, et dans ses zones les plus retranchées.

« Le rire, le mal, l’orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l’amour de la justice, et serviront d’exemple à la stupéfaction humaine: chacun s’y reconnaîtra, non pas tel qu’il devrait être, mais tel qu’il est. »

La lucidité

Dès le commencement des Chants de Maldoror, une voix commente l’élaboration du travail littéraire en train de se faire. D’abord discrète, cette voix devient de plus en plus présente, jusqu’à occuper une place prépondérante dans le chant sixième, où le narrateur réfléchit tout haut à son propre récit :

« il n’y a pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre cents pages banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire, et puis se taire. »

Tout en employant une tonalité épique et solennelle, le narrateur joue avec les codes littéraires, fait mine d’associer le lecteur à la construction du récit, et enfin définit son projet littéraire comme une entreprise de « crétinisation » du lecteur, l’auteur étant assimilé à un « professeur d’hypnotisme« .

Au terme du parcours, les Chants ne sont plus que littérature, procédés artificiels produits par la science de l’auteur. Lautréamont poursuivra son entreprise d’élucidation dans Poésies I et Poésies II, où il donnera à la fois une critique de la poésie de son temps et les principes littéraires qu’il compte appliquer dans ses prochaines œuvres. Malheureusement, la mort l’empêchera de mener à bien son projet.