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Une tendresse lucide

Sa vie

Marcel Aymé naît en 1902 à Joigny, dans l’Yonne. Orphelin de mère, il grandit dans la campagne franc-comtoise. Il est un élève médiocre, mais plutôt doué dans les matières scientifiques. Son projet de suivre des études d’ingénieur se trouve contrarié par une maladie qui l’oblige à s’aliter ; mais c’est à cette occasion qu’il écrit son premier récit, Brûlebois.
C’est ensuite la Table-aux-Crevés, qui obtient le prix Renaudot, puis La Jument Verte (1933), qui le propulse au devant de la scène. Marcel Aymé décide alors de vivre de sa plume. Il habite à Paris et fréquente les artistes de Montmartre mais reste à l’écart du milieu des lettres parisien ; de fait, le Paris qu’il décrit est un Paris populaire et gouailleur, ou petit-bourgeois, très différent de celui d’André Gide par exemple. Il écrit beaucoup, et jusqu’à sa mort produit essais, pièces de théâtre, romans, nouvelles, contes, qui seront le plus souvent acclamés par le public et méprisés par les critiques littéraires.
« On n’a jamais rencontré personne déclarant qu’il n’aimait pas Marcel Aymé. C’est un très bel écrivain. Un des plus grands qui soient. » C’est Georges Brassens qui l’a dit.

Raisons

« On est homme d’un milieu, d’un métier, d’une femme, d’une ville, d’une rue, d’une Lavallière, on est porté, balayé, chassé, on ne sait plus ni nord ni sud et quand la vague vous dépose, on a des raisons pour tout expliquer. »

 

Uranus

Marcel Aymé et son temps

Marcel Aymé a souvent abordé les question de son temps de manière inattendue. Si la contestation et la rébellion peuvent être assez conventionnelles, et même requises parfois pour exister dans le milieu littéraire, Marcel Aymé posait des questions franchement taboues à son époque et réussissait généralement à se mettre à dos droite et gauche à la fois.

Un honnête homme au milieu des passions politiques

Il a questionné par exemple le marché noir, la collaboration et l’épuration dans son roman Uranus, ou dans une nouvelle comme Traversée de Paris. Il a mis en scène la désinvolture de la justice dans sa pièce La Tête des autres, et le racisme dans les milieux populaires (Rue de l’Evangile, La Rue Sans Nom) à une époque où le prolétariat était une vache sacrée. Son biographe le qualifie d’« honnête homme », et c’est un profil rare dans la littérature. Il disait ce qu’il croyait juste, sans se préoccuper de l’opinion de son public et du sens dans lequel tournait le vent.

Mépriser

« J’ai toujours pensé que les écrivains avaient, moins que tous les autres, le droit de mépriser personne, puisque mépriser, c’est cesser de comprendre. Il me semble aussi que le mépris est le grand recours des criminels, le moyen de s’arranger avec leur conscience. »

 

Lettres

Pourquoi Marcel Aymé est un écrivain extraordinaire

Marcel Aymé au théâtre

C’est d’abord un auteur qui a un don merveilleux pour raconter des histoires. Quel que soit le sujet, il captive son lecteur : son imagination est une fontaine intarissable. Doué d’une sensibilité infinie, presque douloureuse, il se caractérise aussi par son intelligence et un sens de la mesure, de l’honnêteté, plutôt rare au XXe siècle et qui le rattacherait plutôt au XVIIe siècle. Il sait jouer avec le fantastique, le surnaturel, d’une façon qui n’appartient qu’à lui.

Un dialoguiste incomparable

De l’entre-deux-guerres aux années 60, il met en scène, en romans, en nouvelles, en contes, le monde qu’il voit et qu’il connaît : les paysans franc-comtois, les artistes de Montmartre, la petite-bourgeoisie provinciale et parisienne. Dialoguiste incomparable pouvant jouer dans tous les registres, du patois jurassien à l’argot des faubourgs de Paris, c’est un écrivain capable de faire sonner la voix de ses personnages selon leur timbre propre, leur singularité, avec une grande justesse et toujours beaucoup d’humour.

Pour écrire un livre

« Je m’assois pendant trois mois devant ma table. De préférence, le soir. Ce n’est pas que la lune m’inspire, mais en général le téléphone ne sonne pas la nuit. »

 

Interview

Sa place dans l'histoire de la littérature

Ni à gauche ni à droite, Marcel Aymé est un écrivain n’appartenant à aucune école, aucun parti. Très provincial sans être régionaliste, indifférent aux querelles littéraires de son temps, il est un écrivain atypique dans le paysage littéraire français du milieu du XXe siècle. Si ses influences sont difficiles à déchiffrer, sa langue trouve sa source et ses repères dans le XVIIe siècle français. Bien qu’on nage avec lui souvent en plein surnaturel, Marcel Aymé est en effet un amoureux de la clarté et de la logique. Comme André Gide, il est de ceux qui animent et font vivre un certain idéal classique.

Critique

« Le critique se montre beaucoup moins soucieux d’éclairer l’opinion que de paraître intelligent. »

 

Interview

Œuvres principales

Nouvelles

1934-1946

Les Contes du chat perché

1934-1946. Pourquoi les Contes du chat perché sont ils si célèbres ? Parce qu’ils sont magiques. L’auteur nous plonge avec lui dans un monde où le surnaturel cotoie le réel avec simplicité : c’est le monde de l’enfance. Lisant ces contes, notre perspective s’inverse, nous devenons des enfants, c’est-à-dire des être à la sensibilité fine et vive, à l’imagination puissante, et les adultes nous paraissent subitement ce que la vie les a fait devenir, à savoir des êtres un peu bornés, rivés à leur tâche, sans fantaisie.

«« Il a l’air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m’y fie pas. Rappelle toi le loup et l’agneau… L’agneau ne lui avait pourtant rien fait. » Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions, elle lui jeta par le nez :

« Et l’agneau, alors ?… Oui, l’agneau que vous avez mangé ? » Le loup n’en fut pas démonté.

« L’agneau que j’ai mangé, dit-il. Lequel ? »

Il disait ça tout tranquillement, comme une chose toute simple et qui va de soi, avec un air et un accent d’innocence qui faisait froid dans le dos. »

1943

Le Passe-Muraille

L’un des meilleurs recueils de nouvelles de Marcel Aymé, où son talent éclate : l’imagination créatrice, la capacité à restituer un parler populaire, l’humour féroce ou tendre, et une lucidité amusée sur la petitesse et le ridicule de notre condition humaine.

« Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. Il portait un binocle, une petite barbiche noire, et il était employé de troisième classe au ministère de l’Enregistrement. En hiver, il se rendait à son bureau par l’autobus, et, à la belle saison, il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon. »

1947

Le Vin de Paris

Moins célèbre que Le Passe-Muraille, le Vin de Paris est un ensemble de nouvelles tout aussi réussies. De « La Traversée de Paris », à « La Bonne peinture », histoire désopilante d’un peintre doté du talent de produire des toiles aux vertus nutritives, Marcel Aymé nous promène dans le surnaturel avec une désinvolture parfaite.Dans la nouvelle qui a donné son nom au recueil, l’auteur évoque l’une des obsessions des Parisiens rationnés pendant l’occupation allemande : le vin. 

« Je n’ai pas le cœur à parler de coteaux jolis ni de vins gais. Conséquemment de quoi, je vais raconter une histoire de vin triste. Elle se passe à Paris. Le héros s’appelle Duvilé. Il y avait donc à Paris, en janvier 1945, un certain Etienne, trente-sept trente-huit ans, qui aimait énormément le vin. Par malheur, il n’en avait pas. Le vin coûtait deux cents francs la bouteille et Duvilé n’était pas riche. Employé dans une administration de l’Etat, il n’aurait pas demandé mieux que de se laisser corrompre, mais il occupait un poste ingrat, où il n’y avait rien dont il pût trafiquer. »

1950

En Arrière

En Arrière est un recueil de nouvelles variées contenant des perles brillantes comme une restitution du Montmartre d’avant guerre dans « Avenue Junot » -avec une apparition de Louis-Ferdinand Céline, et une évocation de la campagne de son enfance dans un récit consacré aux chiens, et rien qu’aux chiens, comme lui seul pouvait en inventer.

« A Montmartre, dans un grand immeuble de l’avenue Junot, il y avait une jolie fille prénommée Adélaïde qui n’aimait que les hommes à barbe et, entre toutes les barbes, elle préférait la grande barbe mosaïque, socratique, neptunienne, radicale, celle que le porteur caresse à deux mains, avec un frisson harmonique des dix doigts. »

Romans

1929

La Table-aux-crevés

Un suicide dans une ferme. La vie du village jurassien en est chamboulée : c’est l’occasion pour Marcel Aymé de tirer le portrait, sans maquillage, de ces paysans qu’il connaît bien.

« La cuisine était propre. Au milieu, l’Aurélie pendait à une grosse ficelle, accrochée par le cou. De grand matin, courbée sur son cuveau, elle avait entrepris de buander le linge. Au soir, elle avait eu envie de mourir, tout d’un coup, comme on a soif. L’envie l’avait prise au jardin, pendant qu’elle arrachait les poireaux pour la soupe. Du pied heurtant une motte de terre, l’Aurélie était tombée à plat ventre dans le carré de poireaux. Et la terre lui avait paru molle comme édredon, si douce à son grand corps séché de fatigue, qu’elle était restée un bon moment, le nez dans le terreau, à prier la Sainte Vierge. »

1933

La Jument verte

C’est le roman qui fit la célébrité de Marcel Aymé, et c’est incontestablement l’un de ses meilleurs. L’un des livres les plus drôles de la littérature française !

« Cultivateur et maquignon, Haudouin n’avait jamais été récompensé d’être rusé, menteur et grippe-gou. Ses vaches crevaient par deux à la fois, ses cochons par six et son grain germait dans les sacs. Il était à peine plus heureux avec ses enfants et, pour en garder trois, il avait fallu en faire six. Mais les enfants, c’était moins gênant. Il pleurait un bon coup le jour de l’enterrement, tordait son mouchoir en rentrant et le mettait sécher sur le fil. »

1943

La Vouivre

Débutant par l’irruption d’un être mythique, la Vouivre, dans un village du Jura, ce roman aux allures de tragédie grecque est tout à tour drôle, émouvant, tendre, terrible, et fait vivre ses personnages avec une vérité inoubliable. Peut-être le meilleur roman de Marcel Aymé.

« — Mes couilles, dit Requiem. Faut pas venir m’en raconter. Est-ce que le curé s’occupe de moi ? Il prend pas seulement la peine de me répondre quand je le salue. Il m’en veut, soi-disant qu’un jour j’aurais traversé l’église avec la Robidet sur mes épaules et qu’on gueulait comme des ânes. Mais ça m’étonne de moi. Je ne bois presque pas. C’est vrai, je suis bien plus sérieux qu’on se figure. Tiens, pas plus tard qu’hier, je me suis encore empoigné avec la Robidet parce qu’elle avait bu. Ces femmes-là, ce n’est personne. Le vin leur porte au caractère et ça ne se gêne pas de venir vous manquer au respect. Justement, je me trouvais d’avoir bu aussi, je l’attrape par les cheveux, je te lui cogne la tête au mur que j’ai cru que le nez lui avait éclaté. J’aurais voulu que le curé me voie.»

1948

Uranus

A sa publication après la fin de la seconde guerre mondiale, Uranus fit scandale pour avoir dénoncé les abus du parti communiste, la collaboration, et une épuration parfois injuste et sauvage. Au fond, ce roman si drôle et si sombre est toujours un objet de scandale, parce qu’il éclaire des zones que notre mémoire collective a décidé d’oublier. Mais n’est-ce pas justement l’un des rôles de la littérature ?

« Marie-Anne jouait au piano une chanson d’Édith Piaf. Archambaud écoutait avec une attention émue, croyant y reconnaître un morceau de Chopin. Les musiciens qui ont un grand génie, se dit-il, nous feraient croire facilement à l’existence de l’âme et à celle de Dieu. (…)

— Comment appelles-tu cette chose-là ?

L’Hôtel meublé. C’est une chanson d’Édith Piaf.

Archambaud ne se piquait nullement de  musique. Néanmoins, il eut une désillusion et douta de la qualité du plaisir qu’il venait de prendre en écoutant Marie-Anne. L’ineffable ne pouvait-il pas se passer d’un état civil ? Non, décida-t-il brutalement. Pas plus l’ineffable que le reste. Ce qui compte, maintenant, ce n’est pas ce qu’on sent, ce qu’on pense ou ce qu’on aime, mais avec quelles références et avec qui. »

1960

Les Tiroirs de l'inconnu

A travers les tribulations de Martin, héros sympathique et malchanceux, Marcel Aymé mène une enquête sur l’amour, ses illusions, ses contraintes, ses pièges, ses règles cachées.

« Sur ses talons aiguilles, elle était plus grande que moi de près de dix centimètres, et le mouvement de son corps dans un tailleur très bien coupé, ses cheveux roux comme négligemment noués sur le haut de la nuque en torsade gépide, sa grande bouche rieuse et ses yeux hardis, tout en elle jurait avec ma personne. Trapu, lourd des épaules et lourd du train, la figure mal avenante, avec ça pas bien habillé, j’avais l’allure d’un marchand de marrons. Je l’ai encore, je l’aurai toujours, même vêtu très convenablement. »

Théâtre

1950

Clérambard

Le Vicomte de Clérambard est un imbécile colérique terrorisant toute sa famille. Un beau jour, il est touché par la grâce. Il devient donc un imbécile colérique avec une foi profonde. Qu’en résultera-t-il ?

« Clérambard : Vous étes idiote, ma pauvre femme, comme toujours ! Et pourquoi ne pas manger du chat ? En 1457 mon aïeul Onuphre de Clérambard, assiégé dans la place de Blémont, a mangé du rat et du hibou… et croyez que s’il en avait eu à suffisance, il n’aurait pas capitulé ! »

1952

La Tête des autres

Réquisitoire contre la peine de mort, encore appliquée du vivant de Marcel Aymé, et contre les compromissions de la magistrature. La Tête des autres a le charme de toutes les créations de Marcel Aymé qui sont aussi des indignations, comme Uranus ou La Mouche bleue : le courage, le brillant des dialogues, la justesse du ton.

« Louis : Évidemment sa position était forte. Voua avez dû vous démener comme un diable.

Maillard : C’est bien simple, je suis claqué. Vingt fois, j’ai cru que l’accusé sauvait sa tête. Je le sentais m’échapper, me filer entre les doigts. Chaque fois, j’ai réussi à donner le coup de barre qui le faisait rentrer dans l’ornière. »

Essai

1949

Le Confort intellectuel

Le romantisme est une catastrophe dans l’histoire de la littérature et de la bourgeoisie. C’est l’opinion de Monsieur Lefort, qui la développera tout au long de cet essai. Un de ces livres insolent qui, comme dit Stendhal, « force le lecteur à penser », et qui comblera de satisfaction toux ceux qu’exaspèrent l’hermétisme, les tics de langage et les effets de mode.

« Il importe avant tout de défendre et de perfectionner les habitudes de paresse de l’esprit et les commodités de tout confondre, qui sont le résultat d’un siècle et demi de romantisme. Ce n’est pas en vain qu’une rhétorique vague ct magnifique a célébré si longtemps, avec un égal enthousiasme, la beauté, la laideur, le chaotique, le bizarre, le monstrueux, pas en vain non plus que tant de poètes se sont défendu de contrôler leur inspiration. A présent, les gens distingués qui hantent les vernissages et font les réputations littéraires et artistiques auraient honte de justifier leurs préférences par des raisons, et ils en sont du reste incapables la plupart du temps. Leur choix s’élabore dans une région de la sensibilité où l’intelligence n’a pas accès. »