« Pour percer le mur de notre cécité et de notre surdité, il faut que les signes nous frappent à coups redoublés. »
Le Roi des Aulnes
« Pour percer le mur de notre cécité et de notre surdité, il faut que les signes nous frappent à coups redoublés. »
Le Roi des Aulnes
« L’objet de la littérature, dit quelque part Paul Claudel, est d’apprendre à lire ». A lire quoi ? Les livres eux-mêmes, bien sûr, mais aussi la vie tout entière. Et si la vie peut se lire, c’est qu’elle est faite de signes et de symboles. Notre vie pratique nous en détourne, mais la contemplation et la littérature (lecture ou écriture) nous ramènent au déchiffrement.
C’est pourquoi les romans de Michel Tournier prennent souvent la forme d’une quête initiatique, et mêlent le journal intime des personnages à la fiction narrative. Ses héros sont plutôt intelligents, et ils cherchent à voir plus clair dans leur vie et dans les évènements, au besoin en se servant d’un journal de bord, pour gagner en lucidité.
Abel Tiffauges, le héros du Roi des Aulnes, écrit : « Pour comprendre que tout est symbole et parabole de par le monde, il ne nous manque qu’une capacité d’attention infinie. » Croyant en son destin d’ogre, il s’efforce de développer cette capacité d’attention pour mieux repérer les signes de sa destinée. Mais la portée des signes est plus grande encore. Ils permettent d’interpréter le monde qui nous entoure. Le signe-clé, pour l’apprenti-ogre, sera ce qu’il appelle la phorie (action de porter quelque chose). On suivra donc avec les tribulations d’Abel Tiffauges les métamorphoses de ce signe (inversion maligne, saturation, autonomie) qui nous permettront d’élucider les aspects les plus énigmatiques de la seconde guerre mondiale.
Comme Marguerite Yourcenar ou Jean-Paul Sartre, Michel Tournier fait partie de ces écrivains atypiques dont les œuvres semblent penser. Et en effet, jusqu’à 26 ans, Michel Tournier fut bien plus entiché de philosophie que de littérature. La philosophie était sa vocation. Son échec à l’agrégation lui ferma les portes de l’enseignement, mais le poussa à ouvrir son propre chemin : puisque la philosophie le rejetait, il décida de l’amener « en contrebande » dans ses récits.
Les œuvres de Michel Tournier sont donc souvent le fruit d’une méditation autour d’une question philosophique. Qu’est-ce que l’humanité dans la solitude absolue ? (Vendredi) Comment distinguer la substance de l’accident ? (Pierrot ou les secrets de la nuit) Dans tous ses récits, la philosophie est donc sous-jacente. Sous-jacente, et donc invisible : elle ne doit pas se faire sentir à la lecture. C’est selon ce critère que l’auteur évalue sa réussite. Ainsi, il jugera Vendredi ou les limbes du pacifique un roman raté dans la mesure où la philosophie y serait trop apparente, et récrira entièrement l’œuvre en rabotant les aspects trop explicites (ce sera Vendredi ou la vie sauvage). Michel Tournier peut parfois se laisser un peu déborder par son esprit philosophique, mais la plupart du temps, ses réussites sont éclatantes : s’il a du philosophe le sens des questions et l’amour de la clarté, son écriture et son imagination sont celles d’un authentique romancier.
Pour Michel Tournier, les mythes, les légendes et les contes ont ceci de commun qu’ils expriment de manière imagée et vivante un aspect fondamental de l’existence. Ils constituent donc un excellent moyen pour faire passer la philosophie dans la littérature (on se souvient que c’est son objectif). D’où l’appétence de l’auteur pour cette catégorie de récits. Vendredi, Gaspard, Melchior & Balthazar, Le Roi des Aulnes comportent tous un cadre mythique ou légendaire.
Les légendes, c’est un peu comme les mines : certaines sont exploitées, d’autres non. Ainsi, l’histoire de Robinson a nourri jusqu’à Michel Tournier une abondante littérature. En revanche, la légende des rois mages a plus inspiré les peintres que les écrivains. Michel Tournier s’est donc emparé du sujet avec appétit, liberté, et allégresse.
Par ailleurs, contrairement à la fable, le mythe, la légende et le conte n’ont pas de morale finale qui en fixe l’interprétation. Ces types de récits soulèvent une question fondamentale sans en donner de réponse déterminée. C’est ce qui en fait la richesse et l’intérêt littéraire pour un écrivain qui laisse une grande place au lecteur : à nous de faire l’autre moitié du livre.
Un jour qu’au Brésil des étudiants lui demandaient ce qu’était pour lui le sommet de la langue française, Michel Tournier répondit au débotté en citant le début de La mouche et le coche, de La Fontaine :
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Si forts chevaux tiraient un coche.
Quoi de plus simple ? Quoi de mieux ajusté ? Michel Tournier a des réussites semblables. Sans aller jusqu’à la préciosité, il aime le mot juste et concret, la tournure de phrase parfaitement réglée sur l’idée ou l’atmosphère à transmettre.
Plus spécifiquement, il y a chez Michel Tournier une sorte de gourmandise lexicale. Du même élan qui le fait aimer la vie, il aime les mots : d’abord parce que ce sont souvent de beaux objets sonores, et puis aussi parce qu’ils sont la vie elle-même avec toutes ses surprises et ses inventions. Enfin, en plus de nous faire découvrir des choses, les mots nous amènent à distinguer le détail de nos perceptions parfois confuses. Cultiver les mots, par la lecture ou par l’écriture, c’est clarifier et enrichir la réalité.
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