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Nicolas de Staël, Le saladier, 1954.

Comme dans ce tableau, les choses les plus communes acquièrent par l’écriture de Claudel une présence extraordinairement intense.

VERT. « Vert chou, vert salade, herbes, feuilles, légumes. La vie antérieure au mouvement, le jus intérieur à la forme. Le V, quelque chose qui pousse en divergeant, comme un coin et comme une fourche. Le végétal, quelque chose de vireux qui du fond de sa nativité arrive lentement à la couleur. »

Conversations dans le Loir-et-Cher

Le désir

Rien n’est plus éloigné de Claudel que l’austérité. Vivre, c’est plonger entièrement dans le bain, non y tremper timidement un orteil. Tous les personnages des drames de Claudel sont dans le bain. La pièce de jeunesse Tête d’Or montre d’abord un jeune homme effaré par la puissance qu’il sent en lui :

Pourquoi
Cette force me fut-elle donnée quand je me tenais sur mes pieds ? Pourquoi ce désir
Vorace, obstiné, insatiable ?

Dans L’Échange, Louis Laine commence à se sentir à l’étroit dans son mariage. L’actrice Lechy Elbernon l’encourage à envoyer balader sa femme :

Sois libre ! Le désir hardi
Vit en toi au-dessus de la loi comme un lion !

Mais suivre son désir ne signifie pas suivre une ligne droite : au contraire, c’est s’exposer aux naufrages, aux abandons, aux surprises de l’existence. C’est la trajectoire de Doña Prouhèze et de Don Rodrigue, couple fondamental du Soulier de satin, qui ne pourront comprendre qu’à la fin le sens des vicissitudes qui les ont séparés pendant toute la vie.

Pour Claudel, la religion est l’accomplissement du désir, non sa négation. Mais l’accomplissement, n’est-ce pas aussi la fin ? Dans la Cantate à trois voix, on peut lire ce verset pas très catholique :

Et si le désir devait cesser avec Dieu,
Ah, je l’envierais à l’enfer !

Les contradictions

Il y a plusieurs êtres en Claudel. A vrai dire, on a du mal à comprendre comment une même personne peut contenir un diplomate spécialiste des questions économiques et un poète aussi vibrant et débraillé parfois (La Lune à la recherche d’elle-même). Claudel nous livre une clef avec sa célèbre fable d’Animus et Anima (« Pour faire comprendre certaines poésies d’Arthur Rimbaud », in Positions et propositions). L’esprit et l’âme vivent ensemble. Mais Anima ne peut chanter que lorsque Animus s’absente : « l’âme se tait dès que l’esprit la regarde. »

En Claudel bataillent encore d’autres oppositions. Dans L’Otage et Le Pain dur, il est à la fois Turelure, sans foi ni loi, cynique et jouisseur, conquérant, mais aussi Sygne de Coûfontaine, amarrée à une  foi profonde. Dans L’Échange, il est le sauvage Louis Laine, électron incapable de rien construire, mais aussi Thomas Pollock-Nageoire, homme d’affaires à la volonté déterminée.

Cette division permanente vaut aussi pour les Conversations dans le Loir-et-Cher, qui font penser aux dialogues philosophiques de Diderot, tout pétaradants.

« FURIUS. -Vous ne m’arrêterez pas ! Je suis bien décidé à aller jusqu’au bout de mon idée tête-bêche sans me laisser arrêter par rien. Une contradiction qu’on vous oppose, quand on ne peut pas passer à travers on passe dessous. »

Violence

« Il faut avoir mesuré la violence de son tempérament pour se rendre compte que sa vie aurait tourné au désastre s’il ne s’était pas converti. Sa puissance d’émotion est torrentielle au point d’exiger une dure discipline religieuse, seule capable de lui faire accepter des contraintes que, seul, il n’aurait jamais pu s’imposer. »

Agnès Meyer, Autobiographie.

Rembrandt, La Ronde de nuit (1642). Rijksmuseum, Amsterdam.

« Les trois arquebusiers rouges sur la seconde ligne, l’un qui charge son arme, l’autre comme tapi et embusqué derrière son chef, c’est l’ébranlement vers une aventure dont l’on voit bien qu’elle comporte des dangers. Mais comment résister à l’imagination, cette fée lumineuse, cette pénétrante messagère de l’au-delà, qui porte à la ceinture, en tant que lettres de créance, une colombe ? (…)
Il n’est pas jusqu’à ce haut chapeau sur la tête d’un personnage falot qui n’ait l’air d’un phare, d’une tour d’observation. Les spectateurs bientôt, on sent qu’ils vont se transformer en acteurs, ils sont prêts, le tambour roule, car cette page empruntée aux plus sombres officines du songe est cependant pleine d’un étrange bruit muet : le tambour, l’aboiement du petit chien, cette parole sur la lèvre fleurie du capitaine Cock, cette conversation d’œil à œil entre les témoins de droite, ce coup de fusil et celui, futur, que l’arquebusier de gauche empile précautionneusement au fond de son arme. On part ! »

L’oeil écoute

Le sens

« L’objet de la littérature », écrit Claudel, « est de nous apprendre à lire. » A lire quoi ? La littérature elle-même bien-sûr, mais aussi le monde entier. L’art et la littérature en particulier ont le pouvoir de révéler le sens des choses et des évènements, ou, si l’on préfère, de les rendre plus présents à notre sensibilité et à notre conscience.

Comme Arthur Rimbaud, Paul Claudel croit en la puissance de la poésie : le langage peut transmettre l’essence des choses. Il s’agit non pas de connaître le monde, mais de coïncider avec lui (ce que Claudel appelle la co-naissance au monde). Voyant plus qu’artisan, le poète est celui qui révèle les correspondances secrètes, les liens organiques de la Création. D’où l’importance particulière de la métaphore dans sa poésie. Dans « l’extravaganza radiophonique » La lune à la recherche d’elle-même, deux policiers attrapent un poète qui franchissait une ligne interdite :

LE POLICEMAN FAUNESQUE NUMERO 1 – C’est un bougre de maladroit qui est venu se planquer au traversé de la Frontière.

LE POLICEMAN FAUNESQUE NUMERO 1 -Juste à l’endroit… Non je veux dire à l’envers… enfin à l’endroit où c’qu’y a qu’alle est le plus sensible. (…)

LE POËTE. – Pardon ! Pardon ! Pardon ! Ce n’est pas ma faute ! Je ne savais pas ! Où c’est-i-que c’est que je suis-t-i ?

DANSE-LA-NUIT. – De l’autre côté, Monsieur, de la métaphore.

Le poète est celui qui passe les limites en permanence, celles de l’usage, de l’envers et de l’endroit, des registres de langage, des métaphores, pour susciter un sens neuf dans ce qu’il dit

Et moi je t’aimais et je souffrais amèrement entre tes mains et je te donnais mon cœur à manger

Comme un fruit où les dents restent enfoncées

L'unité

Dans la vision catholique de Claudel, tout sert, même le péché. L’essentiel est de « garder actif le ferment intérieur, le principe de contradiction vivifiant. » Lorsqu’il se coupe de cette polyphonie intérieure, l’écrivain devient buté comme un taureau furieux. C’est pourquoi sa forme de prédilection est le drame, où il peut laisser s’exprimer les voix plurielles qu’il sent en lui.

Le miracle est que tout n’éclate pas en chaos, tant les tensions sont fortes. Le Soulier de satin nous fait passer d’un continent à l’autre, de la terre à la mer, de la mer au ciel, dans un monde prodigieusement animé : la lune prend la parole, et même, née de la brève union de deux êtres, une ombre qui ne veut pas disparaître. Le tour de force et l’art de Claudel consistent à tisser l’ensemble, à trouver les correspondances subtiles et le bon rythme  pour amener le spectateur au sommet d’où tout prendra sens.

Pour qui sait voir, c’est toujours l’univers qui se concentre en chacune de ses parties, comme la rosace de Notre-Dame de Paris, ou celle du jardin et dont le cœur, « dès qu’on le saisit entre ses doigts, s’effeuille et fond/Comme d’une chair sur elle-même toute en son propre baiser » :

LAETA

Dis, seulement, la rose !

BEATA

Quelle rose ?

LAETA

… Du monde entier en cette fleur suprême éclose !

 

Zao Wou Ki, Le feu, Huile sur toile, 1998.

« Sang, feu, cri, pointe, c’est le domaine du rouge, la couleur de ce qui était dedans et qui sort ! tout ce qui est violence, aveu, obstacle, surmonté ou détruit, désir longuement recuit ou médité, amour morose, colère contenue, menace, éclat, manifestation. »

Conversations dans le Loir-et-Cher

Nuancier de Paul Claudel

Rêveur

« LA LUNE. -Les hommes, ces drôles de corps, ce qu’ils trafiquent ensemble quand ils dorment,

Quand ils s’évadent de leur ventre plein de viande et de haricots ou de rien du tout, comme toi, mon pauvre fiévreux !

Et qu’ils s’engagent avec moi, petites figures dociles, par l’influence de mon visage bénin dans un chemin bienheureux délivré de la pesanteur et de la logique ! »

 

L’Ours et la lune

Exact

« Cette fidélité, cette dévotion, qui s’adressent en nous à quelque chose de plus profond, de plus essentiel que le vice ou la vertu, ou aucune espèce de mérite. Ce regard affectueux à nos pieds qui ne cesse de nous étudier, ces bonds à notre rencontre dans le lyrisme de l’adoration ! Mais surtout cette vigilance, cette attention toujours en éveil, cet intérêt à l’existence, cette passion de la découverte, cette fois sacrée dans l’émanation et la bonne chose ! »

Bestiaire spirituel

« Sang, feu, cri, pointe, c’est le domaine du rouge, la couleur de ce qui était dedans et qui sort ! tout ce qui est violence, aveu, obstacle, surmonté ou détruit, désir longuement recuit ou médité, amour morose, colère contenue, menace, éclat, manifestation. »

 

Conversations dans le Loir-et-Cher

« Vert chou, vert salade, herbes, feuilles, légumes. La vie antérieure au mouvement, le jus intérieur à la forme. Le V, quelque chose qui pousse en divergeant, comme un coin et comme une fourche. Le végétal, quelque chose de vireux qui du fond de sa nativité arrive lentement à la couleur. »

Conversations dans le Loir-et-Cher

Observateur

« Et tout à coup pendant qu’on parle, c’est comme si on tournait brusquement un coin et des perspectives s’ouvrent de tous côtés. Il y a des idées qui partent comme la poudre et d’autres qui cuisent comme les choux. »

 

Conversations dans le Loir-et-Cher

Caustique

« Les premières fois il faut avouer que ça fait impression, mais c’est étonnant comme on s’y habitue. J’ai vu les camarades qui bâillaient ou qui regardaient le chat sur un mur pendant que des files de paralytiques se levaient au commandement. J’ai fait des miracles moi-même tout comme les autres. C’est curieux. Mais je me permets de vous le demander en toute sincérité, qu’est-ce que ça prouve ? »

Mort de Judas

« L’auto et le cinéma, c’est pareil comme principe. Dans l’une c’est la nature immobile que par notre propre mouvement nous transformons en une espèce de vent coloré. Avec l’autre, nous restons assis dans notre fauteuil et ce sont les fantômes qui en masses inépuisables chargent sur nous. Mais dans les deux cas, tout est calculé pour provoquer une sensation qui est remplacée par une autre précisément au moment où elle allait se transformer en pensée. Le travail de la cervelle est réduit à la perception pure. L’image à peine née avorte. »

 

Conversations dans le Loir-et-cher

« Toute la vie n’est qu’une série de disputes et de transactions avec ce locataire inexpugnable. »

 

Jules ou l’homme aux deux cravates

Explosif

« A gauche. – Nietzsche…

A droite. – Pardon, mon petit ami, je n’ai pas bien entendu…

A gauche. -J’ai dit : Nietzsche.

A droite. -Et pourquoi avez-vous dit Nietzsche s’il vous plaît ?

A gauche. -J’ai dit Nietzsche simplement comme on tire un coup de fusil, pour rien, pour faire du bruit, pour voir ce qui arrivera. »

Richard Wagner

« TURELURE. -Il faut comprendre pour juger. Ah, c’était du sang que j’avais dans les veines et du sec !

Pas ce pâle jus de citrouille, mais de l’eau-de-vie bouillante telle qu’elle sort de l’alambic et de la poudre à canon,

Plein de colère, plein d’idées, et le cœur sec comme une pierre à fusil ! »

L’Otage, acte II scène 1

« Qu’elle fasse trembler les familles chez qui se déclare cet affreux malheur, le pire qu’elles puissent appréhender, qui est une vocation artistique. »

 

Camille Claudel, in L’œil écoute