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Apprendre en faisant

 Il semble que Montaigne ait très peu apprécié son passage au collège de Guyenne, à Bordeaux : les méthodes et la discipline sentaient peut-être encore un peu le Moyen âge. Si Montaigne, écrivain humaniste de la Renaissance, était profondément attaché à la culture grecque et latine, il considérait que tout apprentissage doit passer par la pratique.

Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est détenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait correctement, on en dispose sans regarder au modèle, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse compétence, qu’une compétence purement livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement, suivant l’avis de Platon, qui dit que la fermeté, la foi, la sincérité sont la vraie philosophie, et que les autres sciences, qui visent ailleurs, ne sont que fard. Je voudrais que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement sans le mettre en mouvement, ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux-ci veulent nous apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ni à parler ni à juger.

Or, dans cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. Pour cette raison, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, ainsi que la visite des pays étrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda, ou la magnificence des caleçons de la Signora Livia, ou, comme d’autres, combien le visage de Néron, dans quelque vieille ruine de là-bas, est plus long ou plus large que celui de quelque médaille du même, mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui.

Je voudrais qu’on commençât à le promener dès sa tendre enfance, et premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est le plus éloigné du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne peut se plier. Aussi bien est-ce une opinion reçue de tout un chacun, que ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents. Cet amour naturel les attendrit trop et il relâche même les plus sages.

 

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Essais, livre I, ch. 25 « De l’institution des enfants » (édition établie par Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat), Adaptation en français moderne.