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Jean-François Millet, L’Angélus (détail). Musée d’Orsay, Paris.

La foi de Péguy et tout son combat politique se rejoignent dans son dévouement profond pour les humbles.

Le temps

Le temps passe et ne revient pas. En outre, nous ne sommes pas « dans le temps », nous sommes le temps, le temps est le matériau même de notre être. On peut savoir gré à Charles Péguy d’avoir pris au sérieux cette idée bergsonienne et d’en avoir exploré toutes les conséquences morales.

Grandir, ce n’est donc pas se déplacer sur une ligne allant du point de la naissance au point de la mort. C’est accumuler du temps, de la durée, et se transformer en mémoire.

Un être qui meurt est un être qui arrive à ce point, à cette limite, d’être complètement envahi, complètement occupé par son déchet, par l’immense déchet de sa mémoire.

La poudre et le débris, l’immense débris de son habitude.

Péguy se pose donc constamment la question de la jeunesse et du vieillissement. Où en est-il lui-même dans cette aventure ? Son corps et son esprit sont-ils envahis par « l’immense débris de son habitude ? »

L'espérance

La plupart des époques croient être menacées par l’anéantissement. Au début du XXe siècle, Péguy alarmait ses lecteurs : le monde moderne allait tout détruire. Ensuite, la France était menacée d’écrasement par l’Allemagne. Chaque génération a beaucoup de raisons de désespérer. L’étonnant, le miraculeux, c’est l’espérance : un acte de foi envers l’avenir, un désir et une croyance en même temps.

L’espérance, c’est notre âme d’enfant qui nous entraîne malgré tout. Notre âme d’adulte est celle qui la nuit fait le compte des échecs, des vexations, des pertes et profits, qui rumine et qui ne dort pas. L’âme d’enfant, dira Péguy dans un texte célèbre, est celle qui se jette dans le présent sans compter, sans se ménager, sans rien attendre.

La petite voix invincible de l’espérance traverse donc toute l’œuvre de Péguy, de sa première Jeanne d’Arc à la Note conjointe et aux Quatrains.

Jean-Baptiste-Camille Corot, La Cathédrale de Chartres, Musée du Louvre, Paris.

La France et la liberté

Péguy a une certaine idée de la France. Elle est pour lui bien autre chose qu’un territoire. Elle est une « race », mot qui revient souvent sous sa plume et qui explique sans doute son appropriation par le régime de Vichy. Pourtant, Péguy n’a rien de raciste. Personne n’a plus que lui défendu le judaïsme et combattu l’antisémitisme de son temps. Il a dénoncé l’injustice et la lâcheté des guerres coloniales menées par le gouvernement en 1899 :

Nous attaquons particulièrement l’armée française, en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, en Algérie, en Tunisie, en Tonkin, en Soudan et en Madagascar, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste (…) C’est parce que nous sommes bien français que les massacres coloniaux commis par de mauvais français nous donnent comme un remords personnel.

C’est que pour lui, la France a une spécificité parmi les peuples. C’est le pays de l’insoumission et de la liberté. Depuis Jeanne d’Arc jusqu’au socialisme, Charles Péguy voit une continuité et une âme dans ce peuple qui ne cesse de combattre ses dominateurs. Ce que Péguy appelle race, c’est un certain lien de responsabilité entre un peuple et une idée. Mais personne n’en est prisonnier : libre à chacun d’y être fidèle ou non.

Le monde moderne

Dans la plupart de ses pamphlets, Péguy part en guerre contre ce qu’il appelle « le monde moderne ». Qu’entend-il par là ?

Selon lui, trois époques se sont succédées en Europe. Le monde païen, le monde chrétien, et le monde moderne. Ce qui se joue avant tout, ce n’est pas le christianisme contre le monde moderne. C’est le monde moderne contre tout ensemble le monde païen et le monde chrétien. Le monde en train d’émerger du vivant de Charles Péguy se caractérise en effet par une « affreuse pénurie de sacré ».

Le maître du monde moderne, Balzac l’avait déjà indiqué mais Péguy insiste, c’est l’argent. Cet instrument de valeur, nous dit Péguy, est devenu une valeur en lui-même, et l’unique valeur. Par suite, tout est devenu négociable, le sacré comme le reste. C’est la raison pour laquelle, comme il le dira dans la Note conjointe, ce qu’il y a de plus contraire à l’évangile, ce n’est pas la pornographie, c’est le livret de caisse d’épargne. Compter, épargner, ménager les uns et les autres, transiger avec ce que l’on aime ou avec ce qui nous avilit pour nous faire une place au soleil et plus tard une bonne retraite, voilà ce qu’il dénonce avec une inlassable vigueur :

« Le monde moderne tout entier est un monde qui ne pense qu’à ses vieux jours. »

Focus

La grâce et l'habitude

Dès qu’il s’agit de décrire le temps, les mots et les concepts nous induisent en erreur. C’est Henri Bergson qui l’a remarqué. Toutes nos expressions dans l’ordre du temps viennent de représentations spatiales : « l’extension d’une période », « la longueur d’un moment », « l’espace d’un moment », etc.

Ce biais introduit par le langage nous amène, selon Bergson, a des conceptions philosophiques erronées ; Péguy, quant à lui, y voit des conséquences morales importantes. C’est pourquoi il s’est attaché dans toute son œuvre à rendre sensible ce que le temps a de proprement temporel : l’irréversibilité, l’accumulation de la mémoire, les plis invincibles de l’habitude. Les textes qui suivent montre comment, chez Charles Péguy, le temps est au cœur des questions les plus spirituelles.

La "physique de la mouillature"

« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.

On a vu les jeux incroyables de la grâce et les grâces incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué. »

« Ce qu’on nomme la morale est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce. »

« On peut faire beaucoup de choses. On ne peut pas mouiller un tissu qui est fait pour n’être pas mouillé. On peut y mettre autant d’eau que l’on voudra, car il ne s’agit point ici de quantité, il s’agit de contact. Il ne s’agit pas d’en mettre. Il s’agit que ça prenne ou que ça ne prenne pas. Il s’agit que ça entre ou que ça n’entre pas en un certain contact. C’est ce phénomène si mystérieux que l’on nomme mouiller. Peu importe ici la quantité. On est sorti de la physique de l’hydrostatique. On est entré dans la physique de la mouillature, dans une physique moléculaire, globulaire, dans celle qui régit le ménisque et la formation du globule, de la goutte. Quand une surface est grasse l’eau n’y prend pas. Elle ne prend pas plus si on y en met beaucoup que si on n’y en met pas beaucoup. Elle ne prend pas, absolument. Le mouillé ne s’établit pas. »

L'enfance

« Vous autres hommes, (dit Dieu), essayez donc seulement de faire un mot d’enfant.

Vous savez bien que vous ne pouvez pas.

Et non seulement vous ne pouvez pas en faire.

Pas même un seul, mais quand on vous en fait

Vous ne pouvez pas même les retenir. Quand un mot d’enfant éclate parmi vous

Vous vous récriez, vous éclatez vous-mêmes d’une admiration

Sincère et profonde et qui vous rachèterait et à laquelle je rends justice.

Et vous dites, de partout vous dites,

Vous dites des yeux, vous dites de la voix,

Vous riez, vous dites en vous-mêmes et vous dites tout haut à table:

Il est bon, celui-là, je le retiens. Et vous vous jurez

D’en faire part à vos amis, de le dire à tout le monde,

Tant vous avez d’orgueil pour vos enfants (je ne vous en veux pas, dit Dieu.

C’est encore ce que vous avez de meilleur et c’est ce qui vous rachèterait).

Vous croyez que vous allez facilement le rapporter.

Mais quand vous allez tout flambants pour le rapporter,

Vous vous apercevez que vous ne le savez plus.

Et non seulement cela, mais que vous ne pourrez plus le retrouver. Il s’est évanoui de votre mémoire.

C’est une eau trop pure qui a fui de votre sale mémoire, de votre mémoire souillée.

Qui a voulu fuir, qui n’a pas voulu y rester.

Vous vous rendez très bien compte qu’il était à une certaine place, qu’il avait un certain goût,

Qu’il était là, qu’il occupait cette certaine place, qu’il était dans cette région, qu’il tenait cette place, qu’il avait un certain volume. Mais vous avez la sensation nette

Qu’il est parti ou plutôt qu’il est reparti et qu’il ne reviendra jamais plus,

Que d’ailleurs vous étiez parfaitement indigne

Qu’il demeurât et vous restez bouche bée et vous avez parfaitement la sensation

Que vous seriez parfaitement incapable de le retrouver,

C’est-à-dire de le faire revenir,

Parce que c’est d’une tout autre qualité d’âme.

Et vous le sentez bien, que c’est ainsi, que c’est juste, et que rien n’y reviendra, et que rien n’y fera plus.

Et que c’est votre ancienne âme,

ô hommes,

qui a passé… »

« On envoie les enfants à l’école, dit Dieu.

Je pense que c’est pour oublier le peu qu’ils savent. On ferait mieux d’envoyer les parents à l’école.

C’est eux qui en ont besoin.

Mais naturellement il faudrait une école de moi.

Et non pas une école d’hommes.

 

On croit que les enfants ne savent rien.

Et que les parents et que les grandes personnes savent quelque chose.

Or je vous le dis, c’est le contraire.

(C’est toujours le contraire.)

Ce sont les parents, ce sont les grandes personnes qui ne savent rien.

Et ce sont les enfants qui savent

Tout.

 

Car il savent l’innocence première.

Qui est tout.

 

Le monde est toujours à l’envers, dit Dieu.

Et dans le sens contraire.

Heureux celui qui resterait comme un enfant.

Et qui comme un enfant garderait

Cette innocence première.

 

Mon fils le leur a assez dit.

Sans aucun détour et sans aucune atténuation.

Car il parlait net et ferme.

Et clair. »

Une illustration par la peinture

Diego Vélasquez, « Le porteur d’eau de Séville », Aspley House, Londres. Peint en 1620.

Ce tableau du maître espagnol est une représentation saisissante du temps de la vie humaine, tel que Charles Péguy le montre dans ses oeuvres. Par un jeu de correspondances en diagonales, de la cruche lisse et fraîche au visage de l’enfant, et d’autre part de la cruche bosselée au visage raviné du porteur d’eau, le peintre semble suggérer, à l’instar de Péguy, que l’expérience est d’abord une dégradation, non un enrichissement.