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Fernand Léger, Le moteur, 1918 (coll. privée)

La modernité

Pendant l’adolescence d’Apollinaire, les années 1890, quel était le genre de poésie à la mode ? Le mouvement symboliste était dominant, avec Mallarmé, Henri de Régnier, Jules Laforgue, et d’autres encore. Le symbolisme était un courant assez vague, défini surtout par son opposition au réalisme et au naturalisme antérieur : il s’agissait de se consacrer à la perfection formelle du poème. Mais malgré quelques tentatives de vers libres, ou d’une disposition typographique audacieuse (Le « coup de dés » de Mallarmé), la poésie restait assez sage, bien peignée, bien rangée, occupée par des pensées élevées, des thèmes consacrés : l’azur, la femme éternelle, le clair de lune, les cygnes, etc.

Apollinaire, au fond, reprend le flambeau de Rimbaud, premier « voleur de feu » : il veut faire du poète un explorateur. Rien ne doit le guider que sa fantaisie, la liberté, l’audace. Il doit surprendre, étonner, éveiller des sensations nouvelles chez le lecteur. Donc, la modernité en poésie fait feu de tous bois, accepte toutes sensations, pensées, fantasmes, pulsions. Bien sûr, dans l’effervescence créatrice qui seule doit guider le poète, il y a des ratés, des feux de paille, des pétards mouillés, Apollinaire le reconnaît bien volontiers. Mais l’intention est bonne : en art comme en littérature, c’est le conservatisme qu’il faut fuir avant tout. Le bon goût n’est pour le poète rien d’autre qu’un pion, un surveillant de lycée ou de prison.

La rêverie

C’est véritablement la marque de Guillaume Apollinaire. Tous ses poèmes dégagent une atmosphère de rêve éveillé. Il a compris que la poésie n’avait rien à gagner à se laisser contrôler par l’intelligence et la raison. Le poète suit donc la pente de ses pensées, où qu’elles l’entraînent : vers le passé, dans le présent, ou les deux à la fois, les figures mythologiques et les tramways, enjambant les années par des associations de couleur ou de son, en suivant sa fantaisie par la musicalité des mots (voir par exemple Zone ou La chanson du mal-aimé).

On est ici très proche du surréalisme, mais au bord seulement : Apollinaire ne tombe pas dans le dogmatisme qui sera parfois la limite de ce mouvement ultérieur. André Breton, théoricien du surréalisme, avait un père gendarme. Apollinaire n’a jamais connu son père. Il n’avait donc aucune révolte contre le passé, rien à supprimer ou à faire disparaître. Il voulait simplement que le poète se sente libre de faire ce qu’il veut, d’utiliser les matériaux, les thèmes, les mots, les formes de son choix. L’important pour lui, c’est de parvenir à distiller le réel, à en tirer une essence précieuse et forte, pour se sentir davantage vivant. C’est sans doute pourquoi le principal recueil de poèmes d’Apollinaire s’intitule Alcools. L’ivresse fait sauter les verrous et dispose à la rêverie, comme la rêverie dispose à la consommation d’alcool.

Juan Gris, La guitare (1912). Coll. privée

L'amour passé et présent

Comme Stendhal, comme beaucoup d’écrivains, Apollinaire a besoin d’amour, mais d’un amour malheureux, car il est alors vécu avec la plus grande intensité.

L’amour pour Anne Playden, l’amour pour Marie Laurencin, tous deux malheureux, ont donné lieu à deux des plus beaux poèmes de langue française, Le pont Mirabeau, et La chanson du mal-aimé, où la mélancolie, la nostalgie des jours passés, coulent dans des vers libres et intenses.

L’amour peut être aussi explosif. Moins mélancolique, la passion d’Apollinaire pour Lou est plus sensuelle, et traduit davantage le manque induit par la distance plutôt que par une rupture (même si elle avait toujours dit qu’elle ne l’aimerait jamais, il se racontait ses propres histoires avec des arguments de violoniste…).

En fait, Guillaume Apollinaire a besoin de ces figures rêvées ou regrettées pour continuer à vivre sa passion avec le plus force possible ; au front il a besoin d’une Lou pour écrire, il a besoin d’alimenter son amour pour que toute son âme se déploie dans un chant poétique merveilleux.

Le désir

Les gens qui l’ont connu affirment qu’Apollinaire était quelqu’un de très gai, aimant la vie, manger, boire, rire, faire l’amour. Il se sentait profondément libre (indépendamment de ses soucis d’argent qui l’ont tourmenté toute sa vie -la poésie ne paye pas) et cette liberté se sent dans tous ses textes, ses vers comme sa prose. En la matière, il est allé très loin, explorant la vie et donc le désir dans toutes ses potentialités et ses tendances les plus perverses. A vingt-sept ans, il écrit un drôle de roman : Les Onze mille verges. Ceux qui ne l’ont pas lu disent qu’il s’agit d’un roman érotique. En réalité, c’est un texte pornographique d’une violence extrême (la réclame de l’époque titrait « Encore plus fort que le marquis de Sade ! »). Belle ironie : après sa blessure, il sera affecté au bureau de la censure par le ministère de la guerre !

Le désir est partout. Machine à faire de la poésie, Apollinaire passe tout dans les tuyaux de son alambic, même sa vie d’artilleur derrière les tranchées :

Les canons membres génitaux
Engrossent l’amoureuse terre
Le temps est aux instincts brutaux
Pareille à l’amour est la guerre

Déambuler

dans une galerie

avec Apollinaire

Apollinaire chez Picasso, vers 1910.

Guillaume Apollinaire a activement soutenu l’art moderne naissant, et particulièrement le cubisme.

Ami de la nouvelle génération emmenée par Picasso, il a écrit un livre Méditations esthétiques (Les peintres cubistes), dans lequel, à la manière de Baudelaire cinquante ans plus tôt, il fait campagne pour ceux et celles qu’il considère comme des pionniers, ouvrant une nouvelle époque de l’histoire de l’art.

Sans dénigrer l’art des siècles passés dont il était nourri, Guillaume Apollinaire tenait pour capital de créer avec les matériaux, les idées, les émotions, les objets de notre époque présente, sans chercher à imiter ce qui se faisait trois siècles auparavant !

Georges Braque

« Son rôle fut héroïque. Son art paisible est admirable. Il s’efforce gravement. (…)

Il a enseigné aux hommes et aux autres peintres l’usage esthétique de formes si inconnues que quelques poètes seuls les avaient soupçonnées. »

Marie Laurencin

« Mlle Marie Laurencin a su exprimer, dans l’art majeur de la peinture, une esthétique entièrement féminine. »

Fernand Léger

« Quand je vois un tableau de Léger, je suis bien content. Ce n’est pas une transposition stupide où l’on a appliqué quelques habiletés de faussaire. »

Jean Metzinger

« Les ouvrages de Jean Metzinger ont de la pureté. Ses méditations prennent des formes belles, dont l’agrément tend à s’approcher du sublime. Les ensembles nouveaux qu’il compose sont entièrement dépouillés de tout ce que l’on connaissait avant lui.»

Fétiche Yombe

« On se trouve ici en présence de réalisations esthétiques auxquelles leur anonymat n’enlève rien de leur ardeur, de leur grandeur, de leur véritable et simple beauté. »

Pablo Picasso

« Dîné chez Picasso, vu sa nouvelle peinture (…). Admirable langage que nulle littérature ne peut indiquer car nos mots sont faits d’avance. »

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