Jean-Auguste-Dominique Ingres, La vicomtesse d’Haussonville (détail). The Frick collection, New York.
Balzac est aussi remarquable par son sens du détail, concernant les êtres et les choses, que par sa capacité à concevoir de grands ensembles.
Jean-Auguste-Dominique Ingres, La vicomtesse d’Haussonville (détail). The Frick collection, New York.
Balzac est aussi remarquable par son sens du détail, concernant les êtres et les choses, que par sa capacité à concevoir de grands ensembles.
Balzac était un mystique de l’énergie. Il sentait en lui des forces immenses, qu’il a voulu canaliser dans l’écriture. Ses personnages, quels qu’ils soient, vivent tous à un plus haut degré d’intensité que nous. Les avares sont dans ses œuvres plus âpres que ceux que nous connaissons, les ambitieux plus résilients, les âmes généreuses plus désintéressées, les méchants plus pervers. Sa génération est encore irradiée par le feu de la révolution et de Napoléon. Celle de Flaubert, vingt ans plus tard, sera bien différente (voir L’Education sentimentale).
Le drame de l’énergie, c’est qu’elle est en quantité limitée. Le père de Balzac, Bernard-François, était un original qui voulait vivre centenaire en s’économisant. Il avait sa méthode : faire un petit-déjeuner copieux, dîner d’une poire, respirer sous les arbres, rester le plus immobile possible et surtout ne jamais se fâcher ni s’émouvoir. Comme sa vie de famille était assez tumultueuse, il s’enfermait dans son cabinet, pour s’occuper d’histoire des civilisations. Il est mort à 83 ans, ce qui est une belle performance pour l’époque. Honoré a pris le parti inverse. Mais la loi est la même. Il faut choisir : l’intensité ou bien la durée. Les sordides avares qui peuplent ses romans, de Gobseck au père Grandet, semblent confondre leur trésor avec la durée de leur vie. Les tempéraments prodigues, en revanche, font rarement de vieux os. Mais eux seuls auront véritablement vécu.
Il est beaucoup question, dans les romans de Balzac, de livres de comptes, d’emprunts, de dettes, de billets à ordre, d’intérêts, de dividendes, de grandes manœuvres financières et de comptes d’apothicaires. On finit parfois par s’y perdre un peu. C’est que l’argent a beaucoup compté dans la vie de Balzac. Il a écrit sous la pression de ses créanciers, multipliant les noms d’emprunts, les fausses adresses et même les portes dérobées pour leur échapper. Mais il avait aussi compris que l’argent, son obsession personnelle, était plus largement le dieu de son siècle et le signe des nouveaux pouvoirs émergents.
Comme Vautrin tâche de le faire comprendre au jeune Rastignac dans un dialogue célèbre (Le Père Goriot), la fortune est partout fêtée, aimée, respectée, peu importe son origine, et même si « le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié ». Pourquoi tant de fascination ? Pourquoi les hommes perdent-ils leur vie à la gagner, pourquoi, dans tous les cercles de la société, l’or fait-il oublier l’amour et la bonté ? Balzac n’est pas un philosophe : il se contente de mettre en scène la puissance destructive ou constructive de l’argent, vrai langage des hommes au-delà des discours, instrument d’oppression et d’ascension sociale, fétiche jetant la démesure dans l’âme de ceux qui le vénèrent.
« veiller, pâtir, travailler, jurer, jeûner, marcher ; tous se sont excédés pour gagner cet or qui les fascine. »
Balzac, La Fille aux yeux d’or
Adolph Menzel, La Forge, Alte Nationalgalerie, Berlin.
La ville de Paris est pour Balzac animée d’une vie et d’une chaleur prodigieuses : « Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente, ni plus cuisante. »
La Fille aux yeux d’or
Louis-Leopold Boilly, Le public devant le couronnement de David, au Louvre, Metropolitan Museum of Arts, New York.
L’iniquité du mariage instituée au XIXe siècle entre l’homme et la femme, que combattra George Sand avec tant de force, pèse sur elles économiquement et socialement. Balzac estime qu’il y a du progrès à faire, appelant de ses vœux « cette immense amélioration morale, que réclamera sans doute la France au vingtième siècle ; car les mœurs se réforment si lentement ! » Les femmes -surtout de la haute société- étaient en effet élevées dans l’ignorance, puis données à un homme voyant son autorité légitimée par la loi dans le cadre du mariage. Pas les meilleures conditions pour être heureux !
Les femmes ont été le premier public de Balzac. C’est par sa Physiologie du mariage qu’il est devenu célèbre. La capacité étonnante de Balzac à se transporter dans un être imaginé, à vivre sa vie et presque ses sensations, vaut également pour les personnages féminins, qui sont dessinés avec une vérité et une délicatesse extraordinaires. Madame de Bargeton, Florine, Madame Vauquer, Lady Dudley, Eugénie Grandet… autant de portraits de femmes inoubliables dans la tourbillon de la Comédie humaine, prédatrices, belles âmes, femmes brimées par leur mari, filles idolâtrées ou épouses méprisées.
Sans les femmes, il est permis de penser que la Comédie humaine serait une lutte un peu bestiale de territoires et de puissance sans grand intérêt. L’élément féminin est souvent (mais pas toujours) ce qui relève de la grâce et ce qui tire les hommes vers le haut.
D’où vient cette énergie folle qui anime les romans de Balzac ? De Balzac lui-même, bien sûr, et des personnages qu’il a créés. Mais aussi des mouvements très puissants d’attraction, de répulsion, de séparation qui commençaient à agiter les classes sociales de son temps. La locomotive de la société, c’était la bourgeoisie. Mais Honoré Balzac a voulu changer son nom en Honoré de Balzac : si elle perdait progressivement le pouvoir, la noblesse gardait son prestige, aux prix d’un mur dressé entre elles et les autres. Lucien de Rubempré, repoussé par la noblesse, est le témoin de la violence exercée à l’égard des transfuges de classes. Et lui-même, lorsqu’il se croit arrivé dans le camp des nobles, songe à refermer les portes derrière lui et à repousser tous ceux qui voudraient suivre sa trajectoire.
Lucien est-il bon ? Est-il méchant ? En fait, Balzac nous suggère ici une idée qui fera bien du chemin : croyant faire des choix et diriger leur vie, les individus sont en réalité orientés par des lois sociales qui les dépassent. Mais le romancier n’est pas un sociologue : ce qui intéresse Balzac au premier chef, c’est la vie, l’activité, l’énergie déployée par les hommes pour suivre leur désir. Eugénie Grandet vit sous l’autorité d’un père avare et tout-puissant. Elle doit se soumettre et se taire. Pourtant, la scène célèbre du sucrier montre le courage silencieux de cette femme dans un acte apparemment anodin. C’est un des moments les plus forts du roman : Eugénie commence à aimer, l’amour la transfigure et lui donne la force de briser la lourde chape qui recouvre son existence.
« Eugénie reprit la soucoupe au sucre que Grandet avait déjà serrée, et la mit sur la table en contemplant son père d’un air calme. »
Eugénie Grandet
Ingres, « Ferdinand Philippe d’Orléans »(détail), Musée du Louvre, Paris.
Ingres, « Portrait de Monsieur Bertin » (détail). Musée du Louvre, Paris.
Ingres, « Madame Jacques-Louis Leblanc » (détail), 1823. Metropolitan Museum of Art, New York.
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