Dessin de Céline dédicacé « à Popaul », 1914.
Sous-titré par Céline « Epinale d’un beau souvenir ». Engagé dans un régiment de cuirassiers en 1912, Céline a été blessé dans les premiers mois de la guerre.
Dessin de Céline dédicacé « à Popaul », 1914.
Sous-titré par Céline « Epinale d’un beau souvenir ». Engagé dans un régiment de cuirassiers en 1912, Céline a été blessé dans les premiers mois de la guerre.
Le monde romanesque de Céline n’est pas constitué d’objets aux contours nets : tout est un peu visqueux ou cotonneux, à l’image du ciel de Londres, « cette espèce de marmelasse qui dégouline sans arrêt » (Mort à Crédit). Le ciel, les êtres et les choses sont poisseux. Et cette poisse s’insinue dans les personnages. Elle va même jusqu’à définir leur destin. Rien ne réussit. Tous les épisodes du Voyage et de Mort à Crédit se terminent pas des échecs. Les personnages évoluent dans une atmosphère qu’on peut résumer par cette exclamation perpétuelle de la mère du narrateur : « Nous sommes au bord d’une catastrophe !… » (Mort à Crédit)
On se demande par quel miracle les choses et les êtres se tiennent encore en eux-mêmes, alors que toutes les forces poussent vers la dislocation et le chaos. Si encore les hommes s’entraidaient, le monde ne serait pas si dur ? Hélas, les hommes sont vaches (mot célinien par excellence) et l’existence est une suite de vacheries, sans compter la guerre, vacherie universelle qui les couronne toutes.
La vie c’est corvées de bout en bout, on les remet, toc ! elles rappliquent…tout vous oublie, tout s’efface, le Temps fait son œuvre, mais les corvées, pardon Madame, sont là et re-là !…un peu ! comment costaudes !…
(Nord)
Le style de Céline (son vocabulaire, mais aussi ses tournures) plonge ses racines dans un parler populaire. Cette immersion totale a beaucoup frappé les premiers lecteurs du Voyage au bout de la nuit. Et simultanément, un malaise apparaissait (voir l’article de Paul Nizan ci-dessous) : cet homme si proche de la misère et du sordide, défend-il vraiment le peuple contre ce qui l’oppresse, à la manière d’un Zola dénonçant le capitalisme financier dans L’Argent ? En fait, Céline est d’un pessimisme total qui tend vers le nihilisme. Pour lui, le monde est divisé en dominants et en dominés. Mais les dominés ne rêvent pas d’égalité. Ils rêvent de domination !
Et pourquoi pas ? Dans Mort à Crédit, la violence tourne et se répercute dans une famille qui se cogne aux murs de sa misère. Pas de bons, pas de méchants ! On aurait tort d’attendre du narrateur un message, une position, ou même un analyse, car cette démarche serait contraire à ce que demande le travail artistique :
La fuite vers l’abstrait est la lâcheté même de l’artiste. Sa désertion. Le congrès est sa mort. (…) Je ne veux pas être le premier parmi les hommes. Je veux être le premier au boulot. Les hommes je les emmerde tous, ce qu’ils disent n’a aucun sens. Il faut se donner entièrement à la chose en soi, ni au peuple, ni au Crédit Lyonnais, à personne.
(Lettre à Élie Faure)
Pieter Brueghel l’Ancien, « Le combat de Carnaval et de Carême », 1559.
Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Le 15 décembre 1932, Céline vient de voir ce tableau (qu’il appelle « la fête des fous ») à Vienne et il témoigne son enthousiasme à Léon Daudet :
« Vous connaissez certainement Maître l’énorme fête des Fous de P. Brughel. Elle est à Vienne. Tout le problème n’est pas ailleurs pour moi…
Je voudrais bien comprendre autre chose je ne comprends pas autre chose. Je ne peux pas.
Tout mon délire est dans ce sens et je n’ai guère d’autres délires.
Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la Mort. Tout le reste m’est vain. »
Lorsqu’il évoque lui-même son œuvre, Céline la situe spontanément dans un registre musical : au sujet du Voyage, il parle d’une « symphonie littéraire » (voir sa lettre à la NRF, plus bas) ou bien de la « petite musique de son style ». A une correspondante, il écrit « Je ne suis qu’un ouvrier d’une certaine musique ». Le rythme, la tonalité de cette musique évoluera avec le temps. Le Voyage se caractérise par de larges empâtements sombres (avec de très beaux noirs !), mais à partir de Guignol’s band le style de Céline se fait plus explosif, enjoué, en même temps que les phrases se condensent au maximum, séparées de trois points de suspension.
A travers cette évolution, au moins une constante : l’allégresse du verbe. Jusque dans le scènes les plus sordides de Mort à Crédit, on sent la joie de l’écrivain exerçant sa puissance créatrice. De fait, le vocabulaire de Céline est exceptionnellement riche et inventif, autant que ses formes de phrases. Son écriture est une manifestation de la vie dans son élan créateur, la négation du standard dans une époque de plus en plus industrielle.
Depuis la Renaissance l’on tend à travailler de plus en plus passionnément pour l’avènement du Royaume des Sciences et du Robot social. Le plus dépouillé… le plus objectif des langages c’est le parfait journalistique objectif langage Robot… Nous y sommes… Plus besoin d’avoir une âme en face des trous pour s’exprimer humainement…
(Bagatelles pour un massacre)
Dans Mort à Crédit commence à se dessiner une attitude fondamentalement réactive vis-à-vis des êtres et des choses : il semble que l’environnement familial, social et même naturel s’organise et se ligue pour martyriser le narrateur. Cette posture victimaire se prolonge dans les derniers livres de Céline (D’un château l’autre, Nord, Rigodon). On lui en veut, on s’acharne contre lui. Entretemps, il a trouvé le nom de son ennemi : le Juif. Derrière tous les scandales, les injustices et les guerres faites au monde et à son encontre, il y a « le Juif ». Hitler lui-même est manipulé par les Juifs. Ce délire s’inscrit dans une vision de l’humanité dominée par la lutte des races entre elles, « le Juif » étant pour Céline fondamentalement africain et voulant la mort de la « race blanche ». Pourtant, le début du Voyage dynamite la notion de race, la France n’étant rien de plus qu’un « grand ramassis de miteux » qui « ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer ». On s’y perd. Quoi qu’il en soit, dans les détours de ses colères et de ses délires, Céline se fait beaucoup d’ennemis.
Je sais, je sais, j’ai l’habitude… c’est ma musique !
Je fais chier tout le monde.
(Guignol’s band)
Même s’il ne s’exprime que dans les pamphlets, le racisme de Céline va de pair avec l’absence de tout espoir de progrès qui caractérise son univers romanesque : les êtres sont toujours renvoyés à leur essence supposée, sans possibilité de changement ou de rédemption.
Pieter Brueghel l’Ancien, « Margot la folle » (vers 1563).
Autre tableau qui marqua Céline au cours d’un voyage à Anvers chez sa maîtresse de l’époque, Evelyne Pollet.
« Balzac, Freud et Brueghel m’ont inspiré », dira Céline en 1932.
A l’occasion de l’enregistrement d’extraits du Voyage au bout de la nuit chez Arletty, en 1955, Céline chante en fin de séance (l’accordéon a été ajouté après) deux chansons de son cru, composées dans les années 1930. Voici l’une d’elle, intitulée « Réglement ». (Source : lepetitcelinien.com)
Je te trouverai charogne !
Un vilain soir !
Je te ferai dans les mires
deux grands trous noirs !
Ton âme de vache dans la transp’
Prendra du champ !
Tu verras cette belle assistance
Tu viendras voir comment qu’l on danse
Au grand-cimetière des Bons-Enfants !
Refrain :
Mais voici tante Hortense
Et son petit Léo
Voici Clémentine et le Vaillant Toto
Faut-il dire à ses potes
Que la fête est finie ?…
Au diable ta sorte
Car d’autres m’importent
Aux malfrats tes crosses
Que le vent t’emporte
Feuilles mortes ! Soucis !
Depuis des payes que tu râles
Que t’es cocu.
Que j’suis ton voyou responsable
Que t’en peux plus !
Va pas louper l’occase unique
De respirer
Viens voir avec moi si ça pique
Aux grandes osseletes du St Mandé !
Viens voir avec moi si ça pique
Aux grandes osselettes du St Mandé !
(refrain)
C’est pas des nouvelles que t’en croques
Que t’es pourri !
Que les bourmanes ils te suffoquent
Par ta mélie !
C’est comme ça qu’a tombé Mimile
Dans le grand panier !
Tu vas voir ce joli coupe-file
Que je vas t’ouvrir dans l’araignée !
(refrain)
Mais la question qui me tracasse
En te regardant…
Est-ce que tu seras plus dégueulasse
Mort que vivant ?
Si tu vas repousser la vermine
Plus d’enterrement !
Que tu restes en rade sur la pile
J’aurai des crosses avec Mimile
Au trou Cimetière des Bons Enfants !
(refrain)
Lorsque Louis-Ferdinand achève la rédaction du roman, il s’adresse aux éditions de la NRF. La lettre qu’il envoie à cette occasion montre le regard que Céline porte sur son œuvre encore à l’état de manuscrit, et nous laisse voir un auteur qui n’est pas encore devenu son personnage d’écrivain maudit. La NRF ne donnera pas suite, et le roman sera publié aux éditions Denoël.
Louis-Ferdinand Céline, lettre aux éditions de la NRF, avril 1932
Monsieur,
Je vous remets mon manuscrit du Voyage au bout de la nuit (5 ans de boulot).
Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt possible si vous êtes désireux de l’éditer et dans quelles conditions. Vous me demandez de vous donner un résumé de ce livre. C’est un bizarre effort en vérité auquel vous me soumettez et jamais je n’y avais encore songé.
C’est le moment me direz-vous. Je ne sais trop pourquoi mais je m’y sens tout à fait inhabile. (Un peu l’impression des plongeurs au cinéma qu’on voit rejaillir de l’eau jusqu’à l’estacade…) Je vais m’y essayer toutefois, mais sans manières. Je ne crois pas que mon résumé vous donnera grand goût pour l’ouvrage.
En fait ce « Voyage au Bout de la nuit » est un récit romancé, dans une forme assez singulière et dont je ne vois pas beaucoup d’exemples dans la littérature en général. Je ne l’ai pas voulu ainsi. C’est ainsi. Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire, émotive, plutôt que d’un véritable roman.
L’écueil du genre c’est l’ennui. Je ne crois pas que mon machin soit ennuyeux.
Au point de vue émotif ce récit est assez voisin de ce qu’on obtient ou devrait obtenir avec de la musique.
Cela se tient sans cesse aux confins des émotions et des mots, des représentations précises, sauf aux moments d’accents, eux impitoyablement précis. D’où quantité de diversions qui entrent peu à peu dans le thème et le font chanter finalement comme en composition musicale. Tout cela demeure fort prétentieux et mieux que ridicule si le travail est raté. À vous d’en juger. Pour moi c’est réussi.
C’est ainsi que je sens les gens et les choses. Tant pis pour eux. L’intrigue est à la fois complexe et simplette. Elle appartient aussi au genre Opéra. (Ce n’est pas une référence !) C’est de la grande fresque, du populisme lyrique, du communisme avec une âme, coquin donc, vivant. Le récit commence Place Clichy, au début de la guerre, et finit quinze ans plus tard à la fête de Clichy. 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l’amour, l’amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu…
Du crime, du délire, du dostoïevskysme, il y a de tout dans mon machin, pour s’instruire et pour s’amuser. […] Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine… Avec mes meilleurs sentiments
Louis-Ferdinand Céline
Après la parution du roman le 15 octobre 1932, les réactions sont contrastées. Certains lui reprochent son style ordurier, d’autres y voient la naissance d’un ton nouveau dans la littérature. Deux articles se distinguent par leur clairvoyance : l’un venant de l’extrême gauche, l’autre de l’extrême droite. Leurs auteurs sont des personnalités majeures de la vie littéraire pendant l’entre-deux-guerres.
A gauche de l’échiquier politique, Paul Nizan, 27 ans, est l’un des principaux intellectuels du Parti Communiste.
A droite, Léon Daudet, 65 ans, est monarchiste. Il est l’une des principales figures de l’Action Française, journal dirigé par Charles Maurras.
Voici les deux articles en intégralité.
Paul Nizan, L’Humanité, 9 décembre 1932
« Cet énorme roman est une œuvre considérable, d’une force et d’une ampleur à laquelle ne nous habituent pas les nains si bien frisés de la littérature bourgeoise. Mille réserves s’imposent qui ne peuvent pas nous empêcher d’accueillir ce livre autrement que les romans bien propres, bien idéalistes, les romans des petits chiens savants. Voyage au bout de la nuit est un roman picaresque, ce n’est pas un roman révolutionnaire, mais un roman des « gueux » comme le fameux Lazarille de Tormes dont il rappelle parfois la bassesse et l’accent. Un médecin assez ignoble lui-même, raconte ses explorations dans les divers mondes de la misère : il y a là des tableaux de la guerre, des colonies africaines, de l’Amérique, des banlieues pauvres de Paris, des maladies et de la mort, dont on ne peut oublier les traits.
« Cette révolte pure peut le mener n’importe où ; parmi nous, contre nous, ou nulle part. »
Paul Nizan
Une révolte haineuse, une colère, une dénonciation qui abattent les fantômes les plus illustres : les officiers, les savants, les blancs des colonies, les petits-bourgeois, les caricatures de l’amour. Il n’y a rien au monde que la bassesse, la pourriture, la marche vers la mort, avec quelques pauvres divertissements : les fêtes populaires, les bordels, l’onanisme. Céline ne voit dans ce roman du désespoir d’autre issue que la mort : à peine devine-t-on les premières lueurs d’un espoir qui peut grandir.
Céline n’est pas parmi nous : impossible d’accepter sa profonde anarchie, son mépris, sa répulsion générale qui n’excepte point le prolétariat. Cette révolte pure peut le mener n’importe où ; parmi nous, contre nous, ou nulle part. Il lui manque la révolution, l’explication vraie des misères qu’il dénonce, des cancers qu’il dénude, et l’espoir précis qui nous porte avant. Mais nous reconnaissons son tableau sinistre du monde : il arrache tous les masques, tous les camouflages, il abat les décors des illusions, il accroit la conscience de la déchéance actuelle de l’homme. Nous verrons bien où ira cet homme qui n’est dupe de rien. La langue de Céline est une transposition assez extraordinaire du langage populaire parlé : mais il devient artificiel vers la fin : c’est que le livre a deux cents pages de trop. Céline ne s’arrête pas au moment où il a tout dit. »
P. Nizan
Léon Daudet, Candide, 22 décembre 1932
« Voici un livre étonnant, appartenant beaucoup plus, par sa facture, sa liberté, sa hardiesse truculente, au XVIe siècle qu’au XXe, que d’aucuns trouveront révoltant, insoutenable, atroce, qui en enthousiasmera d’autres et qui, sous le débraillé apparent du style, cache une connaissance approfondie de la langue française, dans sa branche mâle et débridée. A vrai dire, il y avait fort longtemps qu’on n’avait entendu retentir pareils accents, nos lettres, sinon nos auteurs étant, depuis quelque trente ans, pas mal édulcorés et féminisées. La vogue inouïe de Marcel Proust avait incliné vers l’introspection et I’autoanalyse —dérivation du « culte du moi » barrésien — un très grand nombre de ceux qui tiennent une plume en France, Angleterre, Italie et Allemagne.
« Il sera d’une traduction aussi difficile que peut l’être Pantagruel, dont il dérive directement. C’est pour moi une supériorité qu’un ouvrage ne puisse être traduit. C’est qu’il est de source jaillissante dans la langue où il est écrit. »
Léon Daudet
Or, cette façon de se placer devant le miroir et de s’observer longuement est plus « femme » que mâle. Proust, avec toute sa puissance que j’ai célébrée un des premiers, c’est aussi un recueil de toutes les observations et médisances salonnières dans une société en décomposition. Il est le Balzac du papotage.
De là une certaine fatigue dont M. Céline (pseudonyme du docteur Destouches) va libérer sa génération, Car ce livre ira, au point de vue de la vente — et malgré son prix assez élevé, 25 fr. je crois — très loin. On l’a beaucoup discuté, on le discute, on le discutera longtemps. Il sera d’une traduction aussi difficile que peut l’être Pantagruel, dont il dérive directement. C’est pour moi une supériorité qu’un ouvrage ne puisse être traduit. C’est qu’il est de source jaillissante dans la langue où il est écrit. Saint-Simon, Mme de Sévigné, Pascal, Molière, Hugo, Baudelaire, Michelet, sans compter Voltaire et le meilleur Diderot sont intraduisibles.
Quant à Rabelais, ceux qui ont ouvert sa traduction en allemand par Fischart, le grand pamphlétaire de la Réforme, sont fixés. Ni Rabelais, ni Amyot, ni Montaigne ne peuvent être restitués du français dans un autre idiome, même de racines latines.
Le titre du livre, Voyage au bout de la nuit, vous indique de quoi il retourne : la nuit, c’est le bas-fond de L’être humain. Ce marais des instincts troubles, où barbotent, autour de la peur, viscosité centrale, les grenouilles, têtards et serpents d’eau de la basse concupiscence, de l’envie, de la cupidité, du vol et finalement, du meurtre. Il y a, chez Rabelais, un personnage de cette sorte de voyage, ou de traverse : c’est Panurge, le couard, le vantard, le crapuleux, le truffeur qui va de l’un à l’autre, crève de peur pendant la tempête, devient insolent à l’éclaircie, que tous bousculent, mais qui fait rire tout le monde par ses saillies ordurières et son cynisme. Le Bardamu du Voyage au bout de la nuit est incontestablement un fils de Panurge, soit dans la guerre, où, froussard chronique, godailleur, blasphémateur et foireux, il arbore un vocabulaire héroïque et prend des attitudes magnanimes, soit dans la paix et le gain difficile du pain quotidien, de « la croûte » et de la barbaque.
Ce Bardamu est une fiction tirée du réel, qui n’a point d’autre rapport avec l’auteur, M. Céline-Destouches, que l’imagination de celui-ci. Les assimiler l’un à l’autre, comme le font quelques critiques imbéciles, c’est assimiler Shakespeare à Falstaff, c’est le rendre responsable du crime de Macbeth, c’est accuser Sophocle d’inceste à cause d’Œdipe-roi, c’est identifier Molière à Tartufe. Une telle façon de voir et de juger limiterait vite la littérature française à des ouvrages de patronage et de sucrerie plus ou moins épicés, qui obtiennent des prix et mentions académiques, sans laisser ici-bas aucune trace autre que la bave argentée du colimaçon. Encore une fois, comme je l’ai dit, ici, à propos de Gide, et comme je ne cesserai de le répéter, les lettres ne sont point un divertissement de jeunes filles ni de frères lais, et la vraie bibliothèque n’est pas rose. La littérature, c’est la vie fixée et non plus seulement coulante.
« il faut six heures pour le parcourir, dix heures à un lecteur entrainé pour le lire avec soin, sans tenir compte des coups en pleine poitrine, comiques ou douloureux, ou odieux, qu’il vous administre et pendant lesquels il faut souffler, reprendre haleine, réfléchir à tout ça. »
Léon Daudet
Le récit de la guerre, fait par un couard, ne peut être qu’une série de blasphèmes plus ou moins pittoresques, qui ont au moins l’avantage de la verdeur sur les tirades pleurardes du pacifisme. J’ai connu, pour ma part, un très grand nombre de combattants qu’irritaient jusqu’à la fureur le ton des envolées de l’arrière, les grandiloquents encouragements des civils, se ramenant à l’immonde formule : « Prenez ma canne et tapez dessus » Mais, une fois rentré dans la vie civile, Bardamu, ayant des notions de médecine — à la fin du livre, les pauvres diables de maison de santé l’appelleront « docteur » — bricoleur à toutes fins et capable de soutirer de l’argent aux femmes par la sentimentalité comme par l’intimidation, Bardamu voyage, s’embarque pour l’Amérique, où il retrouve, dans des conditions fantasques, une petite amie, puis pour les colonies, où nous est présenté, parmi la population des noirs d’Afrique — pas flattée, vous pouvez m’en croire — un fonctionnaire colonial non plus à la Rabelais, mais à la Swift. Finalement, il revient en France et se trouve, avec un camarade, à demi compromis dans une double histoire d’assassinat.
L’auteur nous prévient que les traversées et voyages de son Bardamu sont imaginaires. Or, je n’ai pas visité les Etats-Unis, mais j’ai bien lu, depuis dix ans, une soixantaine de volumes, graves ou badins, aimables ou féroces, les concernant, notamment ceux de MM. André Siegfried, Lucien Romier, André Levinson et Duhamel, sans compter les récits étourdissants sur les gangsters, bootleggers et autres, dont tient tête le reportage fameux de Geo London. Tout cela n’est que bergerie à côté de la description, hallucinatoirement véridique, de New-York par le Panurge du Voyage au bout de la nuit.
La rumeur perpendiculaire de l’immense cité aux ascenseurs innombrables, le stationnement des belles filles dans les vestibules des palaces, le coudoiement, glacé ou bruyant, des milliardaires et des crève-la-faim, des faux milliardaires et des vrais crève-la-faim, le vrombissement continu des métros, les policemen, les automobiles, la hâte pour rien, la charité mécanique, l’idéalisme standardisé, la rage antinègre, le pistolet automatique accompagnant le stylo dans la poche, la confusion babélique des langages et dialectes, la verticalité de tous les plans, le cubisme caricatural de la ville. Voilà ce que nous peint ce veau tragico-bouffon de Bardamu, avec une verve jamais essoufflée. Sachez en effet, que le volume, dont je vous entretiens ici, a 623 pages, d’une typographie serrée, qu’il faut six heures pour le parcourir, dix heures à un lecteur entrainé pour le lire avec soin, sans tenir compte des coups en pleine poitrine, comiques ou douloureux, ou odieux, qu’il vous administre et pendant lesquels il faut souffler, reprendre haleine, réfléchir à tout ça.
On devine, après cela, ce qu’est la peinture tropicale de la ville africaine de Fort-Gono, de la Compagnie Porduriére du petit Togo, des fonctionnaires civils et militaires qui hantent ce climat de cauchemar, et des mœurs des indigènes dans leurs huttes, périodiquement inondées, incendiées ou dévastées. La chaleur torride, la sueur et la crasse en permanence, les piqûres de tous les insectes et serpents venimeux imaginables, les bastonnades, les conjurations, les supplices, tout cela paraitrait bien outrancier, même dans la bouche de Bardamu, si l’on ne se rappelait les événements et massacres qui accompagnèrent l’empoisonnement de Gaimot à la Guyane, l’affaire Voulet-Chanoine et les autres drames de l’implacabilité solaire. L’astre brillant, maitre de la vie, est aussi faiseur de charniers, et ses méfaits valent ses bienfaits.
« Il faut avoir mariné là-dedans, comme le docteur « Céline »-Destouches pour concevoir à la fois tant d’horreur, de désolation et de pitié. »
Léon Daudet
N’oublions pas que, comme Pantagruel, ce livre est celui d’un médecin et d’un médecin de dispensaire dans la banlieue de Paris, où passe et souffre toute la clinique de la rue, de l’atelier, du taudis, de l’usine, du ruisseau. Ceux qui n’ont pas fréquenté les hôpitaux, étudiants, surveillantes, infirmières, infirmiers, ne connaissent pas les abîmes, physiques et moraux, de la misère, de la gène, de la prostitution, et aussi de l’honneur, de la dignité, assaillis par le manque d’argent, le froid, la gésine, le chômage, tous les malheurs, tous les désordres des gens « pauvres et nus », comme dit Baudelaire. J’ai connu cela, avant d’écrire Les Morticoles, professeurs de faculté tyranniques etc. ; j’avais passé huit dans les hôpitaux, Hôtel-Dieu, Necker, Cochin, etc… Certains spectacles, atroces ou émouvants, m’ont accompagné toute ma vie, à travers des préoccupations scientifiques, littéraires ou politiques, qui ne parvenaient pas à les effacer. Les auteurs les meilleurs, comme les Goncourt dans Sœur Philomène, qui ont parlé des hôpitaux, « ce chic », ont perdu leur encre. Il faut avoir mariné là-dedans, comme le docteur « Céline »-Destouches pour concevoir à la fois tant d’horreur, de désolation et de pitié. C’est là que l’on sent que la charité n’est que la forme divine de la compréhension, que la prière est, vraisemblablement, pour certains maux, le seul remède.
Ces échappées-là manquent au livre de M. Céline, alors qu’elles ne manquent pas aux pages les plus vitupérantes et vertes d’Huysmans. Mais, par l’excès même de son terrestre et de son charnel, il est plus proche du surnaturel, le docteur « Céline », qu’il ne le croit, et je l’attends à l’heure — qui sonne pour tous les écrivains d’expressivité — où explosera en lui le besoin, soif et faim, de donner un sens à la vie, laquelle n’est pas seulement, comme dit Macbeth, « un conte dit par un idiot, plein de fracas et de furie, et qui ne signifie rien ». Dans tout blasphémateur veille un moraliste, pareil au ver luisant sur l’engrais de la ferme.
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Il me reste à parler du style de Voyage au bout de la nuit. Ce livre n’est pas écrit en argot, comme Ceux du trimard, le chef-d’œuvre de Marc Stéphane, que j’ai naguère analysé ici. Il est écrit en bagout parisien, langue à part, vadrouillarde en ses apparences, et savante en ses profondeurs, dont les origines se perdent au-delà de Villon et du parler de la Coquille. C’est un dialecte qui a roulé, au cours des âges, dans « les plis sinueux » de la vieille capitale, enrichi, ici, par des apports lyonnais, ou gascons, ou flamands, là, par les cocasseries des prisons, bagnes, compagnies de discipline et autres. Les inversions latines y abondent.
On y trouve des composés de forme grecque, des salmigondis demeurés syntaxiques, du rire franc et de la pestilence. On y découvre aussi des nuances singulières, et qui ravissent le connaisseur. Il y faudrait parfois l’accent trainant et négligent, pince-sans-rire, des faubourgs de Paris, dont mon oreille est aussi friande que des éclatantes interjections ou des crapuleuses douceurs de Marseille. On connait, dans l’antiquité, un ouvrage analogue : le Satyricon de Pétrone. Mais le Satyricon est traversé de lueurs lyriques, dont abonde Pantagruel, et dont le docteur Céline-Destouches a cru, a tort, devoir se priver. Le genre « dégueulasse », qui est celui de Bardamu, comporte des cimes, des planements, des sollicitudes magnanimes dont le maître égoutier, dont Rabelais, Cervantès, ni Swift ne se sont privés. Le trivial complet sollicite l’envergure, pareil à ces oiseaux charognards qui montent en battant fort des ailes brenneuses, dans la sphère rayonnante de midi.
« il n’est aucunement douteux que Voyage au bout de la nuit aura des imitateurs et peut-être, espérons-le, des transmutateurs »
Léon Daudet
Le mot souverain du réalisme lyrique, c’est fange dorée, et il n’est aucunement douteux que Voyage au bout de la nuit aura des imitateurs et peut-être, espérons-le, des transmutateurs, entre la charogne et l’azur.
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Nous vivons, comme au XVIe siècle et plus peut-être que sous la Révolution, en un temps de trouble général, où tout est remis en question. Mais, pour que les choses reviennent en ordre, il faut qu’elles soient allées au bout du désordre — plus exactement « de la nuit » — afin que le jour et la hiérarchie les récupèrent, frémissantes encore de leur émancipation. Ce qui est fade et moyen, ou médiocre, est stagnant. Ce qui est fort, même s’il est purulent, tend vers l’émancipation et l’air libre.
Je ne crains que les zones intermédiaires. Les enfants vigoureux tachent leurs langes. J’étais un petit garçon lors de l’apparition (1875) de L’Assommoir. Mes parents se déclaraient pour Zola et la verve salubre, après tout, de ce roman épique en style faubourien — que rappelle le ton du Voyage au bout de la nuit — et tout le monde des lettres d’alors se partageait en deux. Après vint Nana, qui ne vaut pas l’Assommoir, Zola n’ayant pas découvert —et pour cause — l’accent approprié à ce carnaval de la putréfaction. Puis ce fut La Joie de vivre, le plus amer et le plus élevé du peintre des instincts sommaires. Il est toujours déplacé et outrecuidant de se permettre de donner un avis à un écrivain de la haute qualité de M. Céline-Destouches. Cependant, je pense que ses dons extraordinaires peuvent et doivent maintenant le mener aux Alpes, c’est-à-dire aux cimes que l’on peut atteindre en partant des marécages nauséabonds. Il n’y a pas, dans la nature humaine, que le repoussant et l’ignoble. Nous demandons Ariel après Caliban, je veux dire Ariel mêlé à Caliban. Car on rencontre dans les hôpitaux et dispensaires, un sublime souillé merveilleux. Les heures actuelles, partagées de grandiose caché et d’infect patent, ouvrent à nos lettres françaises si expertes, usagées et retorses, un champ d’exploitation sans pareil. »
Léon DAUDET.
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