Au cœur des ténèbres
La vie de Louis-Ferdinand Céline
Louis Destouches, qui prendra plus tard le nom de Céline, naît en mai 1894 à Courbevoie. Fils unique adulé par sa mère, il grandit dans un milieu typique de la petite bourgeoisie parisienne. Après avoir occupé de petits emplois dans le commerce, il s’engage dans l’armée en 1912. Quand la première guerre mondiale éclate, il a vingt ans. Il est blessé au bras par balle et par coup de sabre, opéré et démobilisé. Fuyant la guerre, il part en Angleterre, où il se mêle au milieu du proxénétisme, puis au Cameroun où il travaille pour une compagnie coloniale. Après l’armistice, Louis passe son baccalauréat (il a 25 ans) et suit des études de médecine jusqu’au doctorat. Il exerce son nouveau métier tout en mûrissant un projet de livre.
Personne n’attendait Céline quand paraît chez Denoël le Voyage au bout de la nuit, en 1932. C’est un grand succès d’édition. Après Mort à Crédit (1936), l’écrivain surprend en publiant des pamphlets antisémites violents qui se vendent à grand tirage, y compris pendant la seconde guerre mondiale. En 1944, Céline fuit l’épuration et part en Allemagne, puis au Danemark où il passera près de deux ans en prison dans l’attente d’un procès en France. Finalement condamné par la justice, puis amnistié dans des conditions étranges, il rentre en France en 1951 mais personne ne l’attend : Céline n’est plus du tout l’écrivain à la mode. Cultivant un personnage de réprouvé, il poursuit opiniâtrement son travail littéraire et retrouve le succès avec ses trois derniers livres (D’un château l’autre, Nord, Rigodon). Céline meurt en 1961, à l’âge de 67 ans.
Entretien de L.-F. Céline avec Louis Pauwels. ORTF, 1959.
Céline et son époque
La violence de la guerre fut pour Céline un traumatisme profond et définitif : « Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde et cette connerie des hommes, je ne m’en remettrai pas. » Après la parution du Voyage au bout de la nuit, roman dénonçant l’absurdité de la guerre, du colonialisme, du travail à la chaîne, le public attendait de lui un engagement social ou politique. Trostky était enthousiasmé par le livre, qu’il préfaça dans sa traduction russe. Le parti communiste essaya de faire venir Céline dans ses rangs.
La publication de Mort à Crédit mit fin au malentendu. Il devenait apparent que Céline était en réalité un pessimiste radical, ne croyant ni en Dieu ni au progrès, persuadé que le monde est une gigantesque force hostile dirigée contre lui. Ce sentiment de persécution nourrissait (et se nourrissait de) l’antisémitisme hérité de son milieu familial petit-bourgeois, assimilant juifs et patrons. De plus en plus enfermé en lui-même, dévoré par l’angoisse et la paranoïa, Céline ne cherchait pas à penser son époque. Il prophétisait, menaçait et se lamentait. Tout le monde était coupable, sauf lui. On le persécutait : lui ne faisait que se défendre. A la fin de sa vie, son obsession changera d’objet mais pas de nature : non plus les Juifs, mais les Chinois !
« Je ne suis pas un homme à idées, je ne suis pas un homme à message. Je suis un homme à style. »
Louis-Ferdinand Céline
Philippe Sollers s’agace lors de l’émission d’Alain Finkielkraut« Répliques » diffusée sur France Culture le 5 juillet 1997.
Sa place dans l'histoire de la littérature
Henri Guillemin, Radiotélévision Suisse, 1966.
Même si l’on est indigné par le personnage et par ses opinions, le rôle de Céline dans l’histoire de la littérature ne doit pas être minimisé. Il a véritablement dynamité le monde littéraire de son temps. Il y eut un avant et un après Céline. On le place souvent aux côtés de Proust comme l’autre romancier majeur du XXe siècle, dans un couple antagoniste. Avec sa manière infiniment sensible et sophistiquée, l’auteur de La Recherche du temps perdu s’est intéressé à un tout petit monde privilégié, tandis que Céline a exploré les bas-fonds en faisant tonner un lyrisme transgressif dans un langage populaire.
Genèse d'une transgression
Depuis le XVIIe siècle, la langue littéraire s’était développée en France contre le langage du peuple, contre le langage parlé, vers un raffinement incarné par André Gide ou Paul Valéry dans le années 1930. Dans ce contexte, Céline réussit une transgression majeure : écrire un langage parlé incontestablement littéraire. Certes, Émile Zola avait déjà fait entrer la misère et la violence dans la littérature (L’Assommoir, 1877). Mais la langue du narrateur demeurait classique, bienséante. Or, dans le Voyage au bout de la nuit, le peuple lui-même semblait prendre la parole littéraire. Sans aucun égard pour la rhétorique classique, la langue du narrateur se nourrissait d’expressions, de mots et de formes populaires ou argotiques.
Une nouvelle voie dans la littérature
Cette transgression réussie eut un impact énorme dans la littérature de langue française. Il était possible de faire de la langue du peuple une littérature exigeante. De nouvelles perspectives s’ouvraient. La rhétorique classique pouvait et devait être malmenée. A ce titre, Céline a inspiré de très nombreux écrivains : Boris Vian, Jack Kerouac, Henry Miller, Kenzaburo Oe, ou plus près de nous Mickaël Ferrier ou Alain Mabanckou.
« Le plus grand écrivain du monde, c’est Louis-Ferdinand Céline. »
Jack Kerouac
Un écrivain extraordinaire
Depuis Rabelais et François Villon, la littérature française n’avait pas connu une aussi prodigieuse fertilité verbale. Au prix d’un travail considérable, Céline s’affranchit de la langue littéraire classique pour créer une prose merveilleusement inventive, tantôt colorée, vivante, explosive, ou bien sombre, poisseuse, dégoulinante. Tout écrivain paraît fade auprès de lui. Fort en goût et riche en exclamations, le style célinien peut aussi écœurer à forte dose… Mais il ne laisse pas indifférent !
Un style en évolution permanente
Livre de débutant génial, Voyage au bout de la nuit n’est que la première étape d’une longue exploration littéraire. Céline affirme davantage son style dans Mort à Crédit, qui prend encore plus de libertés par rapport à la littérature « classique ». Ensuite, Guignol’s band marque un point de bascule vers la dernière manière de Céline, explosive, jubilatoire et poétique. On peut être tenté de lire certains phrases comme des vers. Ainsi cet extrait de Guignol’s band trouve une forme possible en trois octosyllabes :
« L’eau lisse boit deux torpilles géantes
Ça lui fait deux furieuses corolles
Deux fleurs prodiges de volcan d’eau »
Le style de Céline se prête parfaitement bien aux lectures à haute voix. Du vivant de l’écrivain et avec son assentiment, de grands comédiens se sont prêtés à l’exercice. Ici quelques extraits, avec Arletty (Mort à Crédit) :
Michel Simon (le début du Voyage au bout de la nuit) :
Et enfin Pierre Brasseur (la mère Henrouille, dans Voyage au bout de la nuit) :
Œuvres majeures
Voyage au bout de la nuit
Le premier roman de L.-F. Céline fut une bombe dans le paysage littéraire français. Encore aujourd’hui, le livre frappe par l’originalité du ton, la noirceur des tableaux peignant la guerre, la colonisation, la banlieue parisienne.
« Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne. »
Mort à crédit
Ce roman qui a dérouté la critique est un anti roman de formation : il raconte la genèse des névroses du narrateur et sa découverte du monde dans toute sa violence. Un chef d’œuvre, mais il faut avoir le cœur bien accroché…
« — Gustin que je lui fait comme ça, tu n’as pas toujours été aussi connard qu’aujourd’hui, abruti par les circonstances, le métier, la soif, les soumissions les plus funestes… Peux-tu encore, un petit moment, te rétablir en poésie ?… faire un petit bond de cœur et de bite au récit d’une épopée, tragique certes, mais noble… étincelante !… Te crois-tu capable ?… »
Bagatelles pour un massacre
Ce pamphlet est à la fois malheureusement un délire antisémite et un chef d’œuvre de verve littéraire qui contient de très belles pages. Jamais réédité, le livre est disponible sur internet.
« Rien n’est plus odieux de nos jours, humainement plus odieux, plus humiliant que de regarder un Français moderne dit lettré, dépiauter narquoisement un texte, un ouvrage… n’importe quelle bête à côté possède une allure noble, pathétique et profondément touchante. Mais regardez ce bravache grelot si indécent de suffisance, obscène de muflerie fanfaronne, d’outrecuidance butée, comme il est accablant… Que lui expliquer encore ? lui répondre ?… Il sait tout !… Il est incurable ! S’il a obtenu son bachot alors il n’est même plus approchable. Le paon n’est plus son cousin. Tout ce qui peut ressembler même vaguement à quelque intention poétique, lui devient une insulte personnelle… »
Guignol's band
Livre joyeux et pétaradant, Guignol’s band marque une transition vers la seconde manière de Céline, qui trouvera son aboutissement dans la trilogie finale (D’un château l’autre, Nord, Rigodon).
« Braoum ! Vraoum !… C’est le grand décombre !… Toute la rue qui s’effondre au bord de l’eau !… C’est Orléans qui s’écroule et le tonnerre au Grand Café !… Un guéridon vogue et fend l’air !… Oiseau de marbre !… virevolte, crève la fenêtre en face à mille éclats !… Tout un mobilier qui bascule, jaillit des croisées, s’éparpille en pluie de feu !… »
D'un château l'autre
Les tribulations de Ferdinand, Lili (sa femme Lucette) et Bébert (le chat) à travers l’Allemagne en ruine, aux côtés du gouvernement de Vichy en fuite.
« vous verrez demain la terre tourner cendres et plâtras, cosmos de protons, que vous trouverez encore quand même dans un trou de montagne, une encore tapée de maniaques en train de s’enfiler, sucer, bâfrer, hagards, rondir, parfaits débauchmann… déluge et partouse !… »
Nord
Des trois derniers romans de Céline, Nord est peut-être le plus abouti. On continue à suivre Céline et sa troupe en exil. Un récit drôle et bouffon, aux confins du tragique !
« « Aus Paris ? Aus Paris ? »
D’où on venait ?
« Ja ! Ja !
– schöne Frauen da … jolies femmes ! »
Que vous vous trouviez n’importe où… sous les confetti, sous les bombes, en cave ou en stratosphère, en prison ou en ambassade, sous l’Équateur ou à Trondhjem, vous êtes certain de pas vous tromper, d’éveiller le direct intérêt, tout ce qu’on vous demande : le fameux vagin de Parisienne ! votre homme se voit déjà dans les cuisses, en pleine épilepsie de bonheur, en plein vol nuptial, inondant la barisienne de son enthousiasme… »
Rigodon
Le dernier livre de la « trilogie allemande » où Céline achève de « chroniquer » son exil dans une Allemagne apocalyptique.
« vous voyez si je suis impartial, vraiment historique… qu’ils étaient aussi sadiques par-ci, que par-là ! Le rigodon qu’est tout ! perlipopette que ça saute !… Cervelles en gibelotte, esclaves aux murènes, dodus, chrétiens aux jaguars, collabos villa Saïd… »
Guerre
Rien ne dit que Céline voulait publier tel quel ce manuscrit réapparu en 2021 après avoir été volé (ou « confisqué ») à l’auteur à la fin de la seconde guerre mondiale. Néanmoins le livre est excellent, dans la manière de Mort à Crédit.
« Je voyais plus très clair mais je voyais rouge par-dessus. Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, la partie de l’amitié pour l’Anglais qu’était bien consolante, la partie du
genou qui s’en barrait comme au hasard, la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait
plus – et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste, enfin une drôle de partie qui voulait par-dessus les autres me raconter
une histoire. »
Les œuvres de Céline
Romans
Voyage au bout de la nuit (1932)
Mort à crédit (1936)
Guignol’s band I (1944)
Casse-pipe (1949)
Féerie pour une autre fois (1952)
Normance (1954)
D’un château l’autre (1957)
Nord (1960)
Rigodon (1961)
Guignol’s band II (Le Pont de Londres) (1964)
Guerre [manuscrit non revu par Céline] (2022)
Londres [manuscrit non revu par Céline] (2022)
La Volonté du roi Krogold [manuscrit non revu par Céline] (2023)
Pamphlets
Mea Culpa (1936)
Bagatelles pour un massacre (1937)
L’École des cadavres (1938)
Les Beaux-draps (1941)
Autres textes
La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweiss (1924)
L’Eglise (1933)
Entretien avec le professeur Y (1955)
Ballets sans musique, sans personne, sans rien (1959)