« Le marquis serait donc bien heureux d’aimer à lire, comme Pauline qui est ravie de savoir et de connaître. La jolie, l’heureuse disposition! on est au-dessus de l’ennui et de l’oisiveté, deux vilaines bêtes. »
A sa fille, mercredi 14 décembre 1689
« Le marquis serait donc bien heureux d’aimer à lire, comme Pauline qui est ravie de savoir et de connaître. La jolie, l’heureuse disposition! on est au-dessus de l’ennui et de l’oisiveté, deux vilaines bêtes. »
A sa fille, mercredi 14 décembre 1689
Qui passe un peu de temps dans les lettres de la Marquise est vite surpris par un paradoxe : voilà une grande dame qui assiste sans trembler aux exécutions les plus atroces, qui au détour d’une promenade dans la campagne tombe sur deux paysans pendus et ne s’en émeut pas plus que si elle avait surpris un chevreuil ou un lièvre : mais si sa fille de trente ans attrape un rhume, elle n’en dort pas de la semaine.
Cette amour pour sa fille semble concentrer toutes ses capacités affectives. Certains l’ont trouvé « exagéré ». Mais la critique littéraire doit-elle être un tribunal moral ? Si cette relation mère-fille est restée si célèbre, c’est qu’elle trouve un écho aux sentiments de beaucoup de lecteurs et de lectrices. Et l’expression de cet attachement est d’autant plus touchant qu’il se laisse deviner entre l’usage un peu précieux de l’hyperbole, l’autodérision, et les réserves de la pudeur :
« Adieu, je suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie ; quand j’aurai reçu de vos lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de la Rochefoucauld ; et la nuit elles deviennent tout à fait noires : je sais qu’en dire. »
Madame de Sévigné adore les potins, et surtout pour les raconter à sa fille. Ses lettres sont donc truffées d’anecdotes rapportant la vie de ce que l’on appelait « le monde », c’est-à-dire la grande noblesse, une infime partie du monde. Dans ses récits, ces personnages un peu momifiés par l’histoire comme le duc de La Rochefoucauld, Madame de La Fayette, Condé, Vatel, Turenne, acquièrent une vie, reprennent des couleurs et s’animent sous nos yeux.
Même si elle-même n’a pas passé sa vie dans les intrigues de cour, beaucoup de ses amis y ont été mêlés de près et en ont souvent subi les conséquences dramatiques. Proche de Nicolas Fouquet, elle ne le reverra jamais après son emprisonnement à vie. Pour avoir fait paraître un livre ayant déplu au roi, son cousin Roger de Rabutin est condamné à 13 mois d’embastillement et passera 27 ans d’exil sur ses terres. Dans un régime autocratique où tout dépend du hasard et de l’intrigue, elle ne réussit jamais à obtenir les places qu’elle convoitait pour son fils, pour son gendre, pour elle-même :
« j’ai vu des moments où il ne s’en fallait de rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde ; et puis tout d’un coup c’étaient des prisons et des exils. »
« Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie : je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j’en sorte, cela m’assomme; et comment en sortirai-je ? par où ? par quelle porte ? quand sera-ce ? en quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? aurai-je un transport au cerveau ? mourrai-je d’un accident ? comment serai-je avec Dieu ? »
A sa fille, le 16 mars 1672
« N’allez pas sur cela vous mettre à m’aimer éperdument comme vous m’en menacez : que voudriez-vous que je fisse de votre éperdument, sur le point d’être grand’mère ? »
Au Comte de Bussy-Rabutin
On dit souvent qu’aujourd’hui Madame de Sévigné tiendrait une chronique dans un journal à la mode. Les nouvelles coiffures, les différentes façons de consommer du chocolat, l’actualité du théâtre tiennent une grande place dans ses récits. Mais sont présents aussi, et sur le même ton, la narration des faits divers du siècle. Assassinats, exécutions publiques, procès, révoltes défilent sous la plume de la marquise : c’est le procès de Nicolas Fouquet, le procès et l’exécution de Madame de Brinvilliers, convaincue de parricide, l’affaire des poisons. Deux choses peuvent frapper le lecteur actuel.
D’abord, l’extrême violence d’un système judiciaire basé sur l’utilisation systématique de la torture (« question ordinaire » et « question extraordinaire »). D’autre part, le côtoiement dans les mêmes sensibilités, d’un grand raffinement et d’une grande tolérance à la cruauté : notre épistolière s’amuse du récit d’un artisan qui, rendu fou par le harcèlement du fisc qui va lui prendre jusqu’à son lit, finit par massacrer tout sa famille. Au-delà de l’expression d’un rapport de classes, il faut peut-être voir dans cette apparente insensibilité un seuil de tolérance plus élevé pour la violence du monde et la douleur. Il suffit de lire le récit des agonies étalées sur des semaines, sans aucun antalgique, sans autre soin que des saignées régulières, pour comprendre que la marquise et ses contemporains enduraient ou devaient assister à des douleurs incomparables à celles que nous connaissons aujourd’hui.
La marquise de Sévigné passe pour avoir eu la conversation la plus recherchée de son temps. Ne prenons pas le compliment à la légère : la conversation est un exercice majeur au XVIIème siècle. A défaut de concours, de diplômes ou d’examens, c’est en partie par elle qu’on évalue un interlocuteur ; c’est avec elle que se définissent les normes du bon goût, dans les salons d’une noblesse sans autre charge que celle d’administrer ses biens. La conversation n’est pas la conférence de Montaigne, plus rude, centrée sur la recherche de la vérité ou sur la défense d’une opinion. Non, il s’agit avant tout de plaire.
Or, pour plaire, il faut d’abord se faire parfaitement comprendre. Le langage doit donc être parfaitement clair, le locuteur ne doit jamais s’enfoncer dans le tunnel d’une méditation obscure.
Il faut ensuite divertir. Il est bien rare que Madame de Sévigné s’appesantisse sur des sujets dramatiques, ou d’ailleurs sur quelque sujet que ce soit. Divertir, c’est bondir d’un sujet à un autre, pour ne pas risquer de perdre l’attention et l’intérêt du lecteur. C’est aussi, quel que soit le sujet abordé, savoir être naturel, hardi, varié, pittoresque, spontané.
Il faut enfin savoir écouter. C’est la part la moins apparente dans le cadre d’un échange épistolaire, mais on peut signaler la fréquence des questions, l’attente de l’approbation du correspondant, comme autant de marques d’attention pour l’interlocuteur dans ses lettres.
« La jeunesse est si aimable qu’il faudrait l’adorer, si l’âme et l’esprit étaient aussi parfaits que le corps; mais quand on n’est plus jeune, c’est alors qu’il faut se perfectionner, et tâcher de regagner, par les bonnes qualités, ce qu’on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j’ai fait ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments. »
A sa fille, mercredi 7 octobre 1671.
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