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Hermann Herzog, View of Niagara Falls in Moonlight, 1872. James Philip Gray Collection.

La Bretagne et les voyages

Chateaubriand est né devant la mer, par une nuit de tempête. Le tumulte du vent couvrait ses cris. Il passa son enfance et sa jeunesse en Bretagne, face à la mer ou dans les bois. L’énergie de sa terre, ce vent tonique qui fouette le sang, lui restera dans l’âme, à tel point qu’il fera de longues démarches pour obtenir sa sépulture au grand Bé, à Saint-Malo. Si Chateaubriand est fondamental pour comprendre la littérature du XIXe siècle, la Bretagne est fondamentale pour comprendre Chateaubriand. Il y a quelque chose de celtique en lui, une invincible nostalgie, une mélancolie douce-amère qu’on retrouve partout dans sa vie et dans son œuvre.

La Bretagne, c’est aussi l’appel de la mer et de l’aventure. S’il n’a jamais souhaité être marin de profession, Chateaubriand a toujours montré un goût marqué pour la mer et les voyages, qui imprégneront tous ses livres. Il n’est pas un explorateur, et il se perd un peu dans ses tribulations. Venu en Amérique pour découvrir le passage du Nord-Ouest, l’écrivain reconnaît lui-même qu’il renonça rapidement à poursuivre cet objectif. Mais pour lui et pour nous, l’essentiel est ailleurs : il en est revenu « escorté d’un monde de poésie. » N’est-ce pas le plus important quand on fait profession d’écrire ?

On lui a reproché d’arranger quelque peu dans ses livres ce qu’il a vraiment fait ou vu. Que voulez-vous ! Chateaubriand s’ennuie vite, et la vie est trop étroite pour lui.

En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l’écot. 

Les échos de la mémoire

On connaît tous la madeleine de Proust, mais qui a entendu parler de la grive de Chateaubriand ? Le narrateur des Mémoires d’outre-tombe se promène dans un jardin, quand une grive se met à chanter. D’un coup, toute son enfance à Combourg lui apparaît comme Combray ressuscite par une madeleine dans la Recherche du temps perdu. De l’aveu même de Proust, ce texte a constitué une source d’inspiration pour son œuvre.

Chateaubriand est un maître de ces sauts dans le temps. Ses souvenirs se suscitent et se répondent, dessinant à la fois sa trajectoire individuelle et les grands mouvements historiques :

Marie-Antoinette, en souriant, dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable!) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l’infortunée dans les exhumations de 1815.

Les Mémoires sont une prodigieuse exploration de la vie humaine à travers les différentes couches de mémoires que nous portons à chaque moment de notre existence.

Lorsque Chateaubriand rédige ses Mémoires, l’Histoire est encore en train de se faire et il y participe. Il sait très bien que chaque époque a ses préjugés, ses modes, ses obsessions, et que nous sommes entièrement pris dans le temps. Il sait que la cendre finit toujours par recouvrir les conquêtes et les évènements, et que l’acte d’écrire lui permettra à peine de passer les limites de sa propre vie. Le temps, la mémoire, les souvenirs, le désir, sont notre matière, notre unique dimension.

Jean Houel, Vue de la démolition de la Bastille. (1789) Musée Carnavalet, Paris.

Autre cataracte : l’écroulement d’un monde, symbolisé par la destruction de la prison de la Bastille, dont Chateaubriand a été témoin.

Le souffle de l'Histoire

Chateaubriand est né dans un monde qui se croyait éternel. En 1789, il a vingt ans. Il émigre, connaît la misère, son frère est assassiné, son père et sa mère meurent pendant son exil, ses sœurs sont emprisonnées. Puis c’est le retour, Napoléon, la gloire littéraire. Pendant les Cent jours, il occupe le poste de ministre de l’intérieur du gouvernement en exil. Chateaubriand a véritablement vécu les bouleversements de son siècle.

Personne n’est mieux placé que lui pour les faire revivre par la plume. D’abord parce qu’il est un écrivain magnifique et plein de ressources. Et aussi parce qu’il vit intérieurement les tourments et les contradictions de son temps. Quand la Révolution commence, il est plutôt un sympathisant des idées nouvelles, et toute sa vie il sera convaincu que l’avenir est à la République. Mais il se dit également royaliste par fidélité, et par honneur. Chateaubriand n’est pas un être borné, rendu aveugle par les préjugés de sa caste. Découvrir le XIXe siècle avec lui, c’est donc être aspiré par sa hauteur de vue. A l’égard de Napoléon par exemple, son jugement est d’une grande sagesse. Il voit très bien qu’en dépit de la tyrannie qu’il a exercée, Napoléon restera une épopée fabuleuse dans la mémoire des peuples et que les historiens n’y pourront rien. Dans les Mémoires d’outre-tombe, il nous fait revivre cette histoire prodigieuse sans sacrifier la lucidité.

Une quête d'absolu

Dans toute son œuvre, Chateaubriand déplore les limites de l’existence : limites du temps, du talent, de l’amour, du pouvoir et même de l’argent, qui toutes ensemble produisent ce qu’il appelle « ma petitesse éperdue et non consolée« .

« le cœur de l’homme est fini; c’est une de nos grandes misères : nous ne sommes pas même capables d’être longtemps malheureux. »

Si notre cœur est fini, le besoin de consolation de Chateaubriand est infini, et c’est sans doute pourquoi il cherchera toute sa vie la compagnie des femmes, qui le lui rendront bien. Jusqu’à la toute fin de sa vie, il tombera amoureux, fera des folies pour les femmes. Mais à chaque fois, il se lasse vite, et l’amour s’épuise d’abord en lui. Il ne semble pas connaître l’état d’amant malheureux. En définitive, il cherche toujours autre chose. Stendhal l’avait un jour observé dans une librairie et remarqua qu’il « ne tenait pas en place ». C’est sûrement vrai à un niveau sentimental et intellectuel aussi.

Chateaubriand se dit chrétien, mais on peut en douter, tant il enrage de devoir mourir un jour. En fait, ce romantique est en guerre permanente contre la condition humaine. Il trouve que la vie n’est pas du tout au niveau des espérances de la jeunesse, que notre cœur ne tient pas la distance, et en même temps l’idée de la mort lui est insupportable. Tout le mal de vivre moderne est dans cette contradiction.

Postérité

« La postérité n’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu’on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. »

 

Mémoires d’outre-tombe

Joseph Vernet, Un port de mer au clair de lune (1771) Musée du Louvre, Paris.

Chateaubriand façon puzzle

La personnalité de François-René

« Le chagrin est mon élément. Je ne me retrouve que quand je suis malheureux. »

Mémoires d’outre-tombe

« Je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie. »

Mémoires d’outre-tombe

« Je faisais la soupe à merveille ; j’en recevais de grands compliments, surtout quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de Bretagne. J’avais appris chez les Iroquois à braver la fumée, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouillées. Cette vie de soldat est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. »

Mémoires d’outre-tombe

« Hormis qu’il bouleversait votre vie, il était disposé à la rendre fort douce.  »

Madame de Boigne

« Il y a et il y aura toujours en lui un fonds d’enfance et d’innocence qui le rendent aussi incapable de torts sérieux que de bienfaits suivis.  »

Son ami Joseph Joubert

« Monsieur de Chateaubriand croit qu’il devient sourd ? C’est parce qu’il n’entend plus parler de lui. »

Talleyrand

La Révolution

« La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste. »

Mémoires d’outre-tombe

« Quand on s’était perdu de vue vingt-quatre heures, on n’était pas sûr de se retrouver jamais. »

Mémoires d’outre-tombe

     « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? »

Robespierre

     « Dans les crises politiques, le plus difficile pour un honnête homme n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître. »

Louis de Bonald

Napoléon Bonaparte

« A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome: il avait jugé d’un coup d’œil où et comment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n’eusse pas été dans les affaires, que j’ignorasse jusqu’au premier mot de la diplomatie pratique ; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu’il n’a pas besoin d’apprentissage. »

Mémoires d’outre-tombe

« J’allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte : l’ongle du lion était enfoncé partout, et j’avais une espèce de plaisir d’irritation à croire le sentir dans mon flanc.»

Mémoires d’outre-tombe

« Encore des romans en A ! J’ai vraiment bien le temps de lire vos niaiseries ! »

Bonaparte à sa sœur Elisa, à propos d’Atala

« Les hommes qui écrivent, ceux qui ont obtenu de la réputation littéraire, sont tentés de se croire le centre de tout. »

Bonaparte, à propos de Chateaubriand

La diplomatie

« Je ris de pitié quand je vois des sots s’écrier que je ne sais faire que des livres. Faire un livre que le public lise, ce n’est rien ! Il faut plus d’ordre, plus d’esprit d’affaires pour mettre ensemble quatre bonnes idées que pour signer tous les passeports de l’univers et donner un dîner diplomatique. »

Lettre à M. de Fontanes

« Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j’allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien : n’importe, c’était quelqu’un qui tombait, cela fait toujours plaisir. »

Mémoires d’outre-tombe

« J’ai tâché de faire sortir la diplomatie du commérage. »

Lettre à Mme de Duras

« Il y a des hommes qui se croient aptes à tout parce qu’ils ont une qualité ou un talent. Au nombre de ces hommes se trouve Chateaubriand, qui fait de l’opposition parce que je ne veux pas l’employer (…) Il faut savoir se conduire soi-même, ou se soumettre à des ordres. Il ne sait faire ni l’un, ni l’autre ; aussi ne faut-il pas l’employer. »

Napoléon, à Metternich

« Chateaubriand aurait pu être un grand ministre. Je le crois aussi et je l’explique non point seulement par son intelligence aiguë, mais par son sens et sa connaissance de l’Histoire, et par son souci de la grandeur nationale. J’observe également combien il est rare qu’un grand artiste possède des dons politiques à ce degré. »

Charles de Gaulle