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Mozart, La Flûte enchantée, air de la Reine de la nuit : « la vengeance de l’Enfer bouillonne dans mon cœur ! »

Composé en 1791.

 

Illustration du maître de l’art-déco Georges Barbier pour Les Liaisons dangereuses, 1934.

Dans les bras de son amie libertine Emilie, Valmont écrit une lettre d’amour à Mme de Tourvel (Lettres 47 et 48)

Naissances du désir

Cécile de Volanges et la présidente de Tourvel, les deux victimes du couple diabolique Valmont-Merteuil, ont en commun d’être au commencement vierges de tout désir. La première parce qu’elle a été éduquée sous la cloche d’un couvent, loin des hommes ; la deuxième parce qu’elle n’en veut rien savoir. L’une est naïve et innocente, l’autre se blinde avec le secours de la religion.

Cécile de Volanges se sent toute chose à l’approche du Chevalier Danceny, son professeur de musique, mais celui-ci ne tente rien, au désespoir de Madame de Merteuil qui veut voir la jeune femme déflorée avant son mariage. Pour s’assurer que Cécile est bien la chaudasse qu’elle pressent, Madame de Merteuil s’amuse à « lui monter la tête », et les résultats dépassent ses espérances. Tout se brouille pour Cécile troublée par la marquise elle-même autant que par Danceny. Comme la jeune fille l’écrit à une amie d’enfance :

« ce que je te dis, je l’éprouve avec madame de Merteuil. Il me semble que je l’aime plus comme Danceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu’elle fût lui. »

Pour Cécile de Volanges, le désir se multiplie d’un coup, parce que c’est le plaisir seul qu’elle recherche inconsciemment. Pourquoi se borner aux hommes ?

Tout autre est le cas de la présidente de Tourvel, qui aime Valmont avant de le désirer. Dès lors, l’amant prend la place de Dieu, et le désir de la présidente aura la forme d’une soumission absolue et exclusive.

Une femme fascinante

La figure de Madame de Merteuil domine entièrement Les Liaisons dangereuses. L’idée de rendre compte de ses actions à qui que soit lui est odieuse. Parce qu’elle refuse la domination des hommes, on en a fait une féministe. Rien n’est moins sûr. Elle exerce ses talents de manipulatrice contre les hommes et contre les femmes. Ce qui l’anime, c’est avant tout un désir de toute-puissance.

Il n’en reste pas moins que son personnage est complexe et même fascinant. Même si Choderlos de Laclos ne la décrit pas, on la devine belle et attirante. Dans la dixième lettre, elle raconte comment elle mène son amant en titre dans une garçonnière réservée aux plaisirs de l’amour, crée une dispute et feint d’avoir à se faire pardonner pour l’exciter davantage. Ils passent une nuit torride. Mais même dans ses plaisirs les plus débridés, elle joue des rôles qu’elle se choisit et garde la tête froide. Ce principe lui est venu dès l’enfance, où elle comprit rapidement que si elle voulait sortir des chemins balisés de sa condition de femme, elle devait travailler assidument à tromper la vigilance de son entourage et cacher systématiquement ses affects :

« j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. »

Même vis-à-vis de son mari qui savait enflammer sa sensualité, elle tenait à garder l’expression de la froideur. Tout abandon est pour elle l’aveu d’une faiblesse. Ce système fonctionne d’autant mieux qu’il est servi par une intelligence redoutable et une détermination absolue : sans aucune autre morale que son plaisir, la marquise va jusqu’au bout de ses entreprises avec une volonté d’acier.

Amour et plaisir

« L’amour, qu’on nous vante comme la cause de nos plaisirs, n’en est au plus que le prétexte. »

 

Madame de Merteuil

Illustration du maître de l’art-déco Georges Barbier pour Les Liaisons dangereuses, 1934.

Madame de Merteuil rend visite à Cécile dans sa chambre et la torture psychologiquement pour jouir de ses larmes :

« elle n’avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes ; je l’embrassai ; elle se laissa aller dans mes bras, et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu ! qu’elle était belle ! » (Lettre 63)

 

L'horreur du sentiment

Pour Valmont et Mme de Merteuil, l’amour, c’est l’humiliation. Les rapports entre les êtres ne leur apparaissent que sous deux formes : la domination ou la soumission. Or, aimer, c’est entrer dans la dépendance de l’autre. Mme de Merteuil s’efforcera donc, dès l’enfance, de fuir cet esclavage en tenant à distance les sentiments. Pour ces authentiques libertins, l’amour est le péché capital. Non seulement ils s’en gardent, mais plus curieusement, ils en ont honte quand ils le frôlent et font régulièrement leur examen de conscience l’un à l’autre, soulagés quand ils n’ont rien à se reprocher de ce côté. C’est donc un christianisme totalement renversé que se propose de suivre le couple. Saint Augustin disait : « Aime, et fais ce que tu veux. » Mme de Merteuil dirait peut-être : « N’aime pas, et fais ce que tu veux ». A rebours d’un siècle où l’on ne jurait que par la sensibilité, la marquise écrit à Valmont :

« Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement et avec tant de puissance (…) : imprudentes, qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur. »

Bien que vivant à la veille du romantisme en France, les deux héros sont les plus anti-romantiques qui soient, par leur horreur du sentiment. Ce qui ne les empêche pas de jouir, bien au contraire. Mais ils jouissent précisément en manipulant les êtres par le biais de leur faiblesse sentimentale. En somme, ils ont besoin du sentiment, mais chez les autres exclusivement.

Narcissisme et athéisme

Valmont et Mme de Merteuil sont tellement athées qu’ils ne sentent même pas la nécessité d’évoquer le sujet. Mais… « on n’échappe pas à Dieu : si tu refuses d’être son enfant, tu seras éternellement son singe ». Cette réplique d’une pièce de Claudel donne une clef pour comprendre nos deux héros.

En langage métaphysique, Dieu est nécessairement « cause de soi ». C’est justement tout l’effort de Mme de Merteuil qui ne supporte pas l’idée de se sentir redevable envers qui que ce soit : « je puis dire que je suis mon ouvrage. » Elle travaille toute sa vie à se créer elle-même. Héroïne de la liberté, ou singe de Dieu ? Quoi qu’il en soit, malgré sa perversité et son narcissisme, on ne peut refuser à la marquise une vraie grandeur.

C’est peut-être ce qui fait un peu défaut à Valmont. Etant un homme, il a moins d’obstacles à vaincre pour asseoir sa domination, et sa correspondante le lui rappelle régulièrement : « Et qu’avez vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? » Lui aussi veut être Dieu, ou plutôt une caricature de Dieu, c’est-à-dire un tyran tout puissant, rêvant « d’enlever, en une soirée, une jeune fille à son amant aimé, d’en user ensuite tant qu’on le veut, et absolument comme de son bien, et sans plus d’embarras ; d’en obtenir ce qu’on n’ose pas même exiger de toutes les filles dont c’est le métier ». Son cœur se fera-t-il surprendre par Mme de Tourvel ? Mme de Merteuil en est convaincue. On ne saura pas la vérité. Comme tous les grands livres, Les Liaisons dangereuses ne concluent pas.

 

Blessure

« Ah ! croyez-moi, vicomte, quand une femme frappe dans le cœur d’une autre, elle manque rarement de trouver l’endroit sensible, et la blessure est incurable. »

 

Madame de Merteuil

Regards sur Les Liaisons dangereuses à partir des illustrations de Georges Barbier

Figure majeure de l’Art Déco, Georges Barbier fut un illustrateur au style très sûr, clair et raffiné. On lui confia notamment l’illustration des Danses de Nijinski en 1913, et il reproduisit ou imagina un grand nombre de robes de haute-couture. A la fin de sa vie, il travailla à l’illustration des Liaisons dangereuses pour les éditions Levasseur et Cie, qui parut en 1934, deux ans après sa mort. Une très belle réussite !