Le soupçon
La vie de François de La Rochefoucauld
François de La Rochefoucauld est né en septembre 1613 à Paris, dans l’une des plus illustres familles de la noblesse française. Dès son jeune âge, il montre un goût marqué pour l’intrigue et la bagarre : ce bouillant personnage n’est pas du genre à se contenter de planter des choux dans ses terres. Sa vie épouse les vicissitudes de son siècle et de son rang. Pour lui, l’ennemi sera d’abord le Cardinal de Richelieu, ministre tout-puissant du roi Louis XIII. Avec quelques comparses, La Rochefoucauld complote contre lui. Mais la conspiration capote, et le duc est embastillé une semaine. Il décide de s’exiler en province et d’attendre son heure.
Louis XIII meurt en 1643, et François de La Rochefoucauld a trente ans. Il rend des services à la reine, mais le nouvel homme fort du régime, le Cardinal Mazarin, ne le récompense pas suffisamment à son goût, et avec sa maîtresse l’intenable duchesse de Longueville, La Rochefoucauld prend le parti des révoltés pendant la fronde. Se battant comme un diable, il est blessé deux fois à coups de mousquet, et la seconde lui ôte presque la vue. Du reste combats et conjurations échouent, et François de La Rochefoucauld se range à mesure que Louis XIV établit son pouvoir. Dans les années 1660, il a la cinquantaine et rumine désormais sa mélancolie dans les salons de Rambouillet, ou avec la comtesse de Lafayette et Madame de Sévigné. Il fait paraître ses Mémoires, puis en 1665 un livre qui fera date : Réflexions ou sentences, et maximes morales. François de La Rochefoucauld meurt en 1680.
La Rochefoucauld et son époque
L’histoire du duc de La Rochefoucauld représente bien celle de la haute aristocratie de son temps. Sous Louis XIII, et en particulier avec le Cardinal de Richelieu, l’autorité royale se fait de plus en plus forte, au détriment des grands barons et des parlements sensés enregistrer dans les territoires les décisions royales mais aussi vérifier leur accord avec les coutumes locales. Après de nombreux incidents, des révoltes assez confuses éclatent, où les nobles, le peuple et le parlement essaient chacun de défendre leurs intérêts contre le pouvoir royal. C’est la fronde, qui durera de 1648 à 1652. Le duc de La Rochefoucauld s’engage totalement dans ce conflit complexe, où les acteurs sont mouvants et les intérêts divergents, y compris dans le camp des révoltés. Les Maximes proviennent de cette expérience.
Mais le livre manifeste aussi une évolution philosophique et religieuse au milieu du XVIIe siècle. Alors que dominait au début du siècle une vision triomphante de l’homme (illustrée notamment par les tragédies de Corneille), le culte du héros et de la vertu plus forte que tout est peu à peu remis en cause, notamment par l’influence d’un mouvement religieux appelé jansénisme. Profondément pessimiste, estimant que rien de bon ne peut sortir de l’homme que par la grâce de Dieu, le jansénisme projette un éclairage assez cru sur la condition humaine. La Rochefoucauld s’inscrit dans cette vision du monde, tout en lui donnant une atmosphère profane : Dieu est quasiment absent de son univers.
« Pourquoi ne lit-on plus jamais les grands maîtres de la maxime psychologique ? — car, soit dit sans aucune exagération, l’homme cultivé qui a lu La Rochefoucauld et ses parents en esprit et en art, est rare à trouver en Europe ; et plus rare encore de beaucoup celui qui les connaît et ne les dédaigne pas. »
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain.
Sa place dans l'histoire de la littérature
La Rochefoucauld a d’abord été lu comme un épigone du grand siècle, par sa morale sombre et sa langue claire. Il est aussi un peu le père des moralistes en France. Qui sont-ils ? Loin de faire la morale, ce sont des écrivains qui s’efforcent de décrire et comprendre les mœurs, d’élucider les réels motifs de nos actes. Mais on s’est aperçu avec le temps qu’il était plus que cela. En fait, La Rochefoucauld développe une vision de l’homme extrêmement moderne et presque nietzschéenne : les motifs de nos actions nous demeurent cachés, notre moi est le théâtre de passions et de forces qui nous dépassent, l’intention vertueuse est une volonté de puissance déguisée. En définitive, avant Nietzsche et Freud, La Rochefoucauld est un des premiers penseurs du soupçon : nos jugements, nos discours, nos croyances, nos valeurs mêmes, auraient un double fond inconscient en lequel se trouve leur origine secrète et leur sens profond. En ce sens, Albert Camus, dans La Chute, est un héritier direct de La Rochefoucauld.
« La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes (…) ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir, — mais dans le noir de la nature humaine. »
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain
Pourquoi La Rochefoucauld est un écrivain extraordinaire
L’écriture de La Rochefoucauld projette une lumière étrange sur la vie, une lumière de biais, de soleil couchant, par laquelle les choses semblent présenter un profil un peu différent à notre regard trop habitué. Qu’est-ce qui en fait le charme ?
Les maximes de La Rochefoucauld sont denses, mais pas jusqu’à l’obscurité. Elle dissolvent les apparences et engagent la réflexion du lecteur sur un chemin nouveau. Elle se suffisent à elles-mêmes et en même temps nous proposent une perspective sur notre vie. Surtout, elles nous forcent à penser. C’est la grande vertu des maximes de La Rochefoucauld : que l’on se reconnaisse ou non dans la vision du monde qu’elles déploient, elles interrogent nos expériences personnelles et la probité du regard que nous portons sur nous-même.
« Encore que je possède assez bien ma langue, que j’aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les choses fort confusément, j’ai pourtant une si forte application à mon chagrin que souvent j’exprime assez mal ce que je veux dire. »
La Rochefoucauld
« Les esprits médiocres condamnent d’ordinaire tout ce qui passe leur portée. »
La Rochefoucauld