Jean Giono
Le conteur cosmique
Le conteur cosmique
La vie de Jean Giono
Jean Giono naît à Manosque en mars 1895. Son père est cordonnier, sa mère tient un atelier de repassage. Il passe une enfance heureuse, mais son père tombe malade et dès l’âge de 16 ans, Jean doit travailler pour subvenir aux besoins de sa famille : il devient employé de banque. Parallèlement, il découvre la littérature avec émerveillement par les classiques. La guerre survient. Giono passera quatre ans sous l’uniforme, dont deux ans sur le front dans les batailles les plus terribles. De retour au pays, il se plonge dans l’écriture. Ses premiers romans paraissent en 1929 (Colline, Un de Beaumugnes), et le public fait bon accueil au lyrisme puissant de Giono, en dehors des modes. Assez rapidement, il peut vivre de sa plume. Au cours des années 1930, la guerre se profile à nouveau et Giono défend un pacifisme absolu, ainsi qu’une vie en harmonie avec la nature.
Le purgatoire et la gloire
Refusant de se battre, il est incarcéré au début de la seconde guerre mondiale puis rejeté de la vie littéraire pendant quelques années. Après la guerre, Giono se consacre totalement à l’écriture et transforme son style en profondeur. Ses livres trouvent un public toujours plus nombreux (Un Roi sans divertissement, Le Hussard sur le toit), y compris à l’étranger où il est de plus en plus traduit. Il meurt à Manosque, en 1970.
« Si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers : l’ennui. »
Entretien avec Jean et Taos Amrouche
Giono et son temps
La vie de Giono a été remuée de fond en comble par la première guerre mondiale. Il l’a vécue dans toute son intensité et son horreur, pendant quatre ans. Lorsqu’il sera question d’une nouvelle guerre, Giono refusera catégoriquement de se battre à nouveau et il incarnera un pacifisme sans compromis. Pour lui, les maux amenés par la guerre sont toujours pires que ceux qu’elle permet d’éviter. Pour avoir refusé de se battre en 1940, il sera jeté en prison.
La nature et la ville
Mais Giono reste avant tout un marginal dans la littérature et les idées de son époque, où les débats portaient plutôt sur l’organisation politique et la répartition de la production. Pour lui, l’argent et la technique sont en soi des perversions qui nous séparent de la vie et des « vraies richesses ». Le véritable danger réside non dans l’inégalité mais dans le vide que notre civilisation urbaine porte en elle. Le régime de Vichy, méfiant à l’égard de la ville et exaltant le monde paysan, se réclamera de Giono. Mais aujourd’hui, il peut surtout être considéré comme un pionnier de l’écologie. Loin de Paris, des journaux et des cercles d’influence, il est un de ceux qui, comme Jacques Ellul, ont mené des combats dont la valeur est apparue plus tard seulement.
« Viens, venez tous, il n’y aura de bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids des lianes fera crouler l’obélisque et courber la Tour Eiffel ; où, devant les guichets du Louvre, on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombent ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue. »
Solitude de la pitié
Sa place dans l'histoire de la littérature
Giono a découvert la littérature par les classiques. Son premier livre, refusé par les éditeurs, s’inspirait de l’Odyssée. Mais à vrai dire, dans sa première manière, Giono ne ressemblait à personne. Surtout, son matérialisme mystique était très loin de la littérature de serre produite habituellement en France. La force de Herman Melville trouva notamment une résonance en lui (Giono lui consacra d’ailleurs un essai et traduisit Moby Dick en français).
Fait exceptionnel chez un écrivain, Giono renouvela de fond en comble son écriture après la quarantaine. Dans cette évolution, Stendhal eut une influence décisive. Les romans du cycle du Hussard sont en effet placés sous le signe de La Chartreuse de Parme, non seulement par la figure d’Angelo, mais par l’évolution d’un style qui devient plus sec, rapide, lumineux.
« Ma sensibilité dépouille la réalité quotidienne de tous ses masques ; et la voilà, telle qu’elle est : magique. Je suis un réaliste. »
Noé
Un écrivain extraordinaire
Henry Miller a été le premier à comparer Jean Giono à William Faulkner. Comme lui, Giono s’est concentré sur sa région qu’il a transformée par son imagination. Chaque personnage est « traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde ». L’écriture de Giono craque presque sous la pression d’un excès de vie, sous l’efflorescence des métaphores et des correspondances. Après la guerre et une interdiction de publier qui durera trois ans, l’écriture de Giono renaîtra dans un style plus épuré (Le cycle du hussard) mais aussi plus expérimental et audacieux parfois (les chroniques comme Un roi sans divertissement ou Les âmes fortes).
« Il faudrait avoir un homme qui saigne et le montrer dans les foires. Le sang est le plus beau théâtre. »
Deux cavaliers de l’orage
Onze œuvres majeures
1929
Un de Baumugnes
Albin vient de Baumugnes, village des hauteurs et des exclus. Il est ouvrier agricole et amoureux d’Angèle. Mais c’est Louis, un maquereau marseillais, qui l’emporte et la force à se prostituer. Le vieil Amédée s’en mêle et part à la recherche d’Angèle… Ce roman est le deuxième de la « trilogie de Pan ».
« Ça avait commencé comme une voix de tout le monde, mais à mesure qu’il entrait dans le chaud-vif de son malheur, elle devenait plus sienne, elle semblait faite exprès pour l’histoire. C’était parti du moment où le nom de son village lui était monté à la bouche. De ce coup, ce son de la langue, ce ne fut plus la voix d’un homme. »
1931
Le Grand Troupeau
Comment raconter deux années dans l’horreur du front de la première guerre mondiale ? Giono attendra plus de dix ans pour écrire ce récit hanté par l’éventration et par l’angoisse.
« Un autobus peinait dans la côte. Olivier tourna la tête pour le regarder passer : un grand quartier de bœuf, dépouillé et sanglant, était pendu, dans le jaillissement de la boue, sur la plate-forme d’arrière. »
1934
Le Chant du monde
Histoire de désir et de vengeance, Le Chant du monde met en scène des hommes à la psychologie assez fruste dans une nature agissante : la pluie, le vent et le fleuve sont doués de vie et d’individualité.
« Des arbres parlèrent ; au-dessus des arbres le vent passa en ronflant sourdement. Il y avait des moments de grand silence, puis les chênes parlaient, puis les saules, puis les aulnes ; les peupliers sifflaient de gauche et de droite comme des queues de chevaux, puis tout d’un coup ils se taisaient tous. Alors, la nuit gémissait tout doucement au fond du silence. Il faisait un froid serré. Sur tout le pourtour des montagnes, le ciel se déchira. Le dôme de nuit monta en haut du ciel avec trois étoiles grosses comme des yeux de chat et toutes clignotantes. »
1935
Que ma joie demeure
Aux hommes qui comptent, enfouissent, conservent jalousement et ne vivent pas, Bobi vient donner un message de joie et de générosité. Le village où il passe renaîtra par l’élan vital qu’il apporte.
« L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé d’images éparses comme les feuilles dans les branchages des arbres et à travers desquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. Comment voulez-vous que le monde s’en serve s’il est comme une pierre ? […] Je ne dis pas que la pierre est morte. Rien n’est mort. La mort n’existe pas. Mais, quand on est une chose dure et imperméable, quand il faut être roulé et brisé pour entrer dans la transformation, le tour de la roue est plus long. »
1947
Un Roi sans divertissement
1843. Des disparitions inexpliquées se succèdent dans un village du Dauphiné. Le capitaine Langlois est expédié pour résoudre l’affaire. Pourquoi et par qui les crimes ont-ils été commis ? La réponse est en chacun de nous.
« J’ai vécu, moi. J’en ai vu des vertes et des pas mûres. Je le sais que tout irait sur des roulettes, s’il y avait des roulettes. Mais il n’y a pas de roulettes. A l’endroit où il devrait y avoir des roulettes il y a des boulons. »
1949
Les Âmes fortes
Lors d’une veillée funéraire, des commères jasent sur la vie et la mesquinerie des villageois. Mais au milieu de cette médiocrité, on verra se dresser des caractères puissants et passionnés, par-delà bien et mal.
« Thérèse était une âme forte. Elle ne tirait pas sa force de la vertu : la raison ne lui servait de rien; elle ne savait même pas ce que c’était ; clairvoyante, elle l’était, mais pour le rêve ; pas pour la réalité. (…) Elle se satisfaisait d’illusions comme un héros. Il n’ y avait pas de défaite possible. C’est pourquoi elle avait le teint clair, les traits reposés, la chair glaciale mais joyeuse, le sommeil profond. »
1951
Le Hussard sur le toit
1830, en Provence. Angelo Pardi est un jeune italien en fuite. Il erre de village en village alors que le choléra frappe la région. Les habitants se méfient de lui et le repoussent. Angelo finit par rencontrer une âme noble (Pauline) tandis que les ténèbres s’étendent autour d’eux…
« Tu ne pourras jamais, ne disons pas agir mais seulement parler comme tout le monde, poursuivit-il avec une sincère tristesse. Voilà de nouveau les gros mots, les grosses pensées, les entreprises majestueuses. N’emploieras-tu jamais les mots café au lait et pantoufles ? »
1954
L'Homme qui plantait des arbres
Ce récit très simple et très beau est un succès mondial depuis sa publication. Il raconte l’histoire d’un berger qui plante des arbres pour faire de son environnement un endroit meilleur.
« Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Chanaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la grandeur d’âme et d’acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d’un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette œuvre digne de Dieu. »
1957
Le Bonheur fou
On retrouve ici Angelo Pardi pour de nouvelles aventures, cette fois dans l’Italie révolutionnaire de 1848. L’âme enthousiaste du héros s’épanouira-t-elle dans les combats pour la liberté ?
« Vers les quatre heures du matin, l’orage s’éloigna en grommelant. »
1965
Deux Cavaliers de l'orage
Dans cette tragédie où deux frères et se tuent, on retrouve les grands thèmes de Giono : le sang, la nature, la passion, l’opposition entre haut et bas pays. Splendide, mais pour les amateurs confirmés.
« Et dans ces parages vous vous croyez seule, mais non, même sans bruit, même quand tout fait silence. Surtout quand tout fait silence. Les bêtes sont couchées près de vous, près de l’endroit où vous passez. Vous passez et elles suivent votre pas quand il s’approche, quand il passe, quand il s’éloigne, avec des yeux verts cachés dans les feuilles vertes ; et des oreilles vertes qui se pointent sur votre bruit, et des naseaux verts qui avalent votre odeur et qui se retroussent sur quelques dents blanches. Ce qui fait que, quelquefois, on les voit. »
Posthume
La chasse au bonheur
Ce livre n’est pas un récit, mais une compilation d’articles écrits vers la fin de la vie de l’écrivain. Avec simplicité et fraîcheur, à propos du voyage, du temps qui passe, du temps qu’il fait, des gitans, de sa mère, Giono nous fait partager son regard sur le monde. Une merveille de livre.
« Surtout pas d’appareils photographiques, caméras et ainsi de suite: les beaux paysages ne se captent pas dans des boites, ils s’installent dans les sentiments. »