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Vincent Van Gogh, « La vigne rouge » (1888).

Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou.

Le plein et le vide

Il y a des écrivains du vide ou de l’absence (Blaise Pascal, Samuel Beckett), il y a les écrivains du plein. Jean Giono est un écrivain pour qui l’existence est pleine, et même, débordante. Surtout dans sa première manière, l’écriture de Giono surprend par ce qu’on pourrait appeler un paganisme lyrique. Elle est un peu cousine de Ronsard. L’ordre et les frontières rationnelles que nous plaquons sur le monde n’a pas cours dans son univers. Dans l’écriture de Giono se fondent les passions des hommes, la vie des plantes, des arbres, des animaux, de la roche même. Tout est prodigieusement vivant, tous les êtres se répondent dans un cosmos plein comme un œuf. Dieu n’existe pas. Ou plutôt, il est le grand Tout.

Les premiers livres de Giono nous font donc rêver à la communion de l’homme et de la nature, dans une vie débarrassée de la technique et de l’argent. L’homme doit comprendre qu’il est « comme un feuillage ». Sitôt que le vent passe à travers, il se met à chanter. La joie est là, à notre portée, et nous l’ignorons pour compter nos sous.

La ville, univers du vide et repoussoir, ne fait pas réellement partie du monde romanesque de Giono. Mais le vide s’introduira dans son œuvre par d’autres brèches, et notamment par la voie d’un insupportable ennui lié à l’essence de la condition humaine (Un Roi sans divertissement).

Le haut et le bas

L’altitude est une coordonnée fondamentale de l’œuvre de Jean Giono. Dès ses premiers romans, la topographie se structure en deux niveaux. Il y a d’abord le haut-pays, où la vie est plus rude et plus noble (Baumugnes, dans Un de Baumugnes, le pays Rebeillard dans Le Chant du monde). Mais attention ! Le haut-pays est guetté par la mélancolie et l’isolement. Vivre dans les songes, c’est aussi se couper de la réalité. La plaine, quant à elle, correspond à une vie plus ordinaire et prosaïque, qui trouve son expression la plus haïssable dans la promiscuité de la ville, « à la fois cuite et pourrie » (Jean le bleu).

Cette division demeure dans les romans d’après-guerre. Le Hussard se trouve sur le toit, au-dessus d’une population qui crève du choléra (ou de la bêtise, selon ce qu’on y met !). Épigone du héros stendhalien Fabrice del Dongo, Angelo (Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou) se caractérise par son élévation morale. Cette ascèse n’est pas chrétienne, elle n’est même pas vraiment altruiste. Dans les Âmes fortes, Thérèse vit dans le sublime d’une passion qui n’exclut pas la perversion. L’élévation morale, c’est la passion pour l’inutile, pour un désir qui n’est pas borné. La générosité du héros ne peut s’éteindre car elle provient de sa force surabondante, et non d’une pitié sans fond pour la misère du monde.

Vincent Van Gogh, « Le semeur », 1888.

Kröller-Müller Museum, Otterlo, Pays-Bas.

Le mal

Giono a vécu la guerre dans toute son horreur : il a participé malgré lui à certaines des batailles les plus sanglantes de l’histoire humaine, comme le chemin des dames (300 000 morts !). Étrangement, s’il revendiquera un pacifisme radical dans les années 1930, son œuvre de romancier n’associe pas vraiment le mal à la guerre, ni à la violence de manière générale.

Dans la première partie de son œuvre, le danger couru par l’humanité est plutôt lié à tout ce qui nous sépare de la vie, la ville, l’argent et la technique au premier rang (Regain, Que ma joie demeure). Après la seconde guerre mondiale, Giono renouvelle complètement son écriture et il écrit un cycle de romans dont le héros est soldat (un hussard). La guerre, dans Le bonheur fou, est vue à travers les aspirations nobles de révoltés. Étonnant, pour un pacifiste acharné !

Pourtant, les œuvres de Giono à cette époque laissent plus de place à la part sombre de l’humanité, sans en rendre responsables les perversions que sont l’argent, la politique, la technique. Un roi sans divertissement montre la banalité du mal, qui plonge ses racines en chacun d’entre nous. Le mal naît de l’ennui : « sans distractions, la vie est pire que la mort, elle est inutile et, à chaque minute, nous sommes face à face avec son inutilité. » (Faust au village, « Silence ») Or, par le sang qui coule, il arrive quelque chose de nouveau. Le sang est « le plus beau théâtre », le seul qui puisse nous distraire.

Les marginaux

Dans les romans de Giono, la collectivité n’est pas un lieu d’épanouissement : plus on s’élève, plus on s’éloigne des hommes. Bobi (Que ma joie demeure) tentera pourtant de faire exister une communauté idéale. Il y parviendra presque, mais un amour malheureux fera exploser ce rêve collectif.

Les héros de Giono sont presque tous des marginaux, des exclus : Albin (Un de Baumugnes) vient d’une communauté persécutée. Arsule (Regain) fuit la ville. Matelot (Le Chant du monde) vit dans la forêt, son fils est poursuivi par le clan de Maudru. Elzéar Bouffier (L’Homme qui plantait des arbres) est un berger solitaire. Bobi (Que ma joie demeure) est un vagabond qui tient à la fois d’Arlequin et de Jésus-Christ. Angelo (Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou) est un jeune homme errant et sans attaches.

On a un jour demandé à Giono quel livre il emporterait sur une île déserte. Il a répondu Don Quichotte. En ajoutant qu’il prendrait aussi une œuvre de Machiavel. Deux attitudes opposées devant la vie : celle d’un marginal idéaliste et sublime ; celle d’un ambitieux prêt à toutes les ruses pour gagner le pouvoir réel, et le garder. L’un clairvoyant pour le rêve, l’autre pour la réalité. On peut penser néanmoins que la sympathie de Giono allait plutôt pour Don Quichotte !

Vincent Van Gogh, « Moisson à la Crau avec Montmajour en arrière-plan », 1888.


Van Gogh Museum, Pays-Bas.