Réserve naturelle d’Orenburg, en Russie, où Joseph Kessel passa trois années de son enfance.
Réserve naturelle d’Orenburg, en Russie, où Joseph Kessel passa trois années de son enfance.
On pourrait croire que les écrivains ayant vécu la première guerre mondiale en sortent systématiquement avec un dégoût infini pour l’humanité. En fait, l’expérience est souvent plus contrastée. La proximité de la mort donne aussi à la générosité, à l’honneur, à l’amitié une valeur toute particulière : impossible de se mentir quand on risque de mourir à 20 ans. La guerre est donc aussi une rencontre de vérité avec soi-même, et avec les autres. C’est ce que découvre le jeune Kessel et ce qu’il racontera dans L’Equipage, roman relatant son expérience de la guerre dans l’aviation. Kessel n’est pas, comme Proust, le romancier de l’incommunicabilité entre les êtres. La fraternité, la chaleur humaine qui soude les hommes avant ou après un combat, c’est pour lui une réalité splendide, où se détache d’ailleurs souvent la figure idéale d’un chef charismatique :
« Une émotion sacrée agita le sang de Richard. Le danger, la souffrance, la communauté des hommes en mal de mort, l’oubli de soi-même, la forme la meilleure qu’il avait découverte de la vie et de l’amour, tout était dans ce profil sérieux. »
Kessel sait pourtant tout le mal que peuvent se faire les hommes, et jusqu’à quels tréfonds de médiocrité ou de méchanceté ils peuvent descendre (La Steppe rouge, L’Armée des ombres). Mais l’admiration et l’amour pour des figures idéales (Le chef d’escadrille Thélis dans L’Equipage, Mermoz), ou pour des compagnons qui se sacrifient devant le danger, font étinceler l’humanité dans ses récits.
Joseph Kessel fut-il vraiment un aventurier ? Non. Mais il en a côtoyé beaucoup, parce qu’il les aimait. Beaucoup de ses récits sont marquées par la figure d’un aventurier (Fortune Carrée, Tous n’étaient pas des anges, Les Cavaliers, Mermoz…). Kessel est le contraire d’un nihiliste. Il aime la vie sous toutes ses coutures, il la prend comme elle est. Or, l’aventure, c’est la vie multipliée. Tout les moments y gagnent en intensité, parce qu’il y a plus d’imprévu, de danger, mais aussi de jeu et de désir.
Mais Kessel sentait bien aussi que ce désir du grand large, de liberté absolue, de lâcher bride à l’appétit de jouissance, peut se retourner contre soi-même, non par le risque encouru, mais par l’ambivalence du désir lorsqu’il est sans limite. Après avoir passé la nuit avec des bandits cosaques en Sibérie et désiré partir avec eux, les jeune Kessel dessaoule au matin (Les Temps sauvages):
« Grande aventure, ça ? Cette ronde infernale sur elle-même bouclée. (…) Ce pouvoir de tout faire pour ne faire rien… Peut-être les deux forbans à cartouchières qui me servaient de guides ne le sentaient pas. Mais chacun des hommes que je venais de quitter savait obscurément qu’il courait moins après la mort des autres qu’après la sienne. »
Mais chez l’auteur, dans sa vie comme dans son œuvre, la force et le lyrisme de l’ivresse ont toujours plus d’importance et de valeur que les lendemains de gueule de bois !
Ami de Mermoz dont il fut l’un des premiers biographes, Joseph Kessel ne pouvait être que fasciné par l’aéropostale, époque héroïque de l’aviation…
« Leurs instincts débridés, déchaînés, leur frénésie à ne connaître pour leurs désirs, leurs plaisirs, leur défi au destin, ni convention, ni loi, ni mesure, ni limite, je les portais bien dans mon sang. Mais la peur du gendarme et l’étau des principes acquis dès l’enfance m’empêchaient de plonger jusqu’au fond. »
Tous n’étaient pas des anges
Joseph Kessel en bonne compagnie dans un cabaret russe, dans les années trente.
« Il me fallait ces mélodies, ces accents qui, pour exprimer joie et détresse, possèdent une frénésie, une brûlure que l’on ne trouve nulle part ailleurs »
Nuits de Montmartre
Partout fêté, comblé de dons, grand travailleur et grand jouisseur, on tremble que Kessel ne soit une sorte de Rastignac, à l’image de Richard Dalleau, son double dans Le Tour du malheur : « Il fallait vivre fort, il fallait vivre vite et prendre cette ville et se faire aimer d’elle dans la générosité, l’audace et le succès. » Il aurait pu finir écrivain mondain, baignant dans les honneurs et les invitations à dîner. Il n’est pas passé loin. On peut se demander, par exemple, à quoi rime cette intronisation à l’académie française où il n’a jamais mis les pieds après une cérémonie de réception dont il n’a même pas écrit le discours lui-même.
Pourtant, la réussite, l’argent, l’aisance comptent peu dans son œuvre. Les homme et les femmes qu’il aime ou qu’il admire sont toujours en prise directe avec leur passion, ou leur survie, ou la survie de leur peuple. Le courage qu’il a vu, et dont il peut et veut témoigner, s’accompagne très souvent d’humilité, de discrétion, d’effacement : c’est ce que montrent L’Armée des ombres, roman de la résistance, ou L’Equipage, récit issu de la guerre de 14.
Dans un autre registre, il mettra son énergie au service d’une cause sans gloire, important des Etats-Unis une thérapie nouvelle dans un livre plein d’empathie : Avec les Alcooliques Anonymes. Il en va de l’alcoolisme comme de la mort : qu’on soit riche ou pauvre, ministre ou taxi, ces deux puissances nous ramènent à l’humilité.
Joseph Kessel avait pour devise : « Viser haut, ne s’attacher à rien ni à personne, enfreindre les normes et vivre jusqu’au délire. » Dans tous ses récits, et en particulier dans son roman le plus connu, Le Lion, Kessel s’attache à mettre en lumière la part sauvage qui est nous. Par delà bien et mal, l’humanité l’intéresse quand les instincts prennent les commandes, pour le meilleur ou pour le pire. Kessel ne serait-il qu’une brute, comme sa devise peut le laisser présager ? Avec lui d’abord, il faut toujours en revenir à la matière, à l’élémentaire. Kessel, c’est d’abord une grosse santé, un physique à tout épreuve, un élan vital qui emporte tout. En écrasant les autres au passage ? Peut-être. A partir des années trente déjà, il travaille sur une fiction largement autobiographique, Le Tour du malheur. Dans ce récit très sensible, on voit que rien ne lui a échappé du mal qu’il a pu faire autour de lui. Il apparaît conscient de la vanité de ses désirs : s’il s’est engagé dans l’aviation, c’est davantage pour séduire les femmes que pour sauver la patrie ; s’il aime les femmes, c’est d’abord parce qu’elles l’admirent ; s’il est généreux, c’est pour être honoré ; si son frère s’est suicidé, c’est qu’il a trop peu été attentif à ses fragilités… La mélancolie perce. Pourtant, Kessel ne va jamais jusqu’à une remise en question profonde, jusqu’au ton de La Chute d’Albert Camus ou des moralistes du XVIIe siècle comme La Rochefoucauld ou Pascal. Il s’interroge, mais il ne cesse pas de s’aimer, et si tout le monde l’aime… Alors, au fond, où est le mal ?
« La Russie est la terre de l’illimité. Ses plaines n’ont que le ciel pour bornes, ses forêts, la hache les a entamées à peine, ses fleuves géants, à la crue des eaux, s’étalent comme des bras de mer. Ses chansons, dont la joie a des accents de folie et dont la mélancolie touche aux termes de la tristesse humaine portent la marque d’un esprit tendu vers l’infini, vers l’inaccessible domaine de l’assouvissement complet. »
La Steppe rouge
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.