Scène de bar, gouache de Raymond Queneau lui-même.
Les scènes de comptoir ou de terrasse de café, comme de transport en commun, sont innombrables dans les romans de Queneau.
Scène de bar, gouache de Raymond Queneau lui-même.
Les scènes de comptoir ou de terrasse de café, comme de transport en commun, sont innombrables dans les romans de Queneau.
Quelle fantaisie, quelle inventivité ! C’est ce qui frappe d’abord à la lecture d’un livre de Queneau. Son tour d’esprit ludique se manifeste d’abord par la coexistence — parfois dans une même phrase — de registres de langue différents. On pense évidemment à la phrase inaugurale de Zazie dans le métro :
Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé.
Bien entendu, Queneau se garde bien de systématiser cette écriture phonétique du français parlé. Il en jette sur ses récits comme du sel sur un gigot.
Parmi d’innombrables procédés, voici une autre jonglerie de l’auteur : la suppression des repères qui permettent de distinguer le son d’une action et la parole. Exemple dans cette conversation tirée d’Odile :
— Alors, vous êtes allé jusqu’au second degré ?
—Si j’y suis allé ? Moins bé plus ou moins racine carrée de bé deux moins quatre acé sur deux a, toc : et voilà ! Glou glou glou glou, elle est bonne leur bière.
Cette démystification permanente de la littérature, qui fait ici apparaître ses trucs et ses conventions en les ôtant, s’accompagne chez Queneau d’une ironie qui ressemble bien fort à de l’autodérision. Comme le répète invariablement Laverdure, le perroquet de Zazie dans le métro : « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire. »
Raymond Queneau n’aimait pas beaucoup voyager. Son ami Michel Leiris le traîna un jour en Catalogne et raconte que malgré tous ses efforts pour l’ouvrir à la splendeur environnante, Queneau resta fermé comme une huître. Il était l’écrivain de la rue, du ciel pluvieux, du zinc de quartier. A Paris, il arpentait les rues méthodiquement, essayant des itinéraires, à pied, en transport en commun (un mode de déplacement qui revient constamment dans les romans). Le livre de devinettes Connaissez-vous Paris ? (chronique qu’il a tenue dans un journal pendant plusieurs années) témoigne de sa connaissance encyclopédique.
Bien entendu, comme Michel Audiard ou Marcel Aymé, Raymond Queneau avait une prodigieuse oreille, en permanence attentive aux propos en l’air, saisis à la terrasse d’un bistrot ou dans une file d’attente. Dans Contes et propos (« Conversations dans le département de la Seine »), il nous transmet quelques-unes de ses notes :
Dans une brasserie au pont de Neuilly : « y’a des gens qui boivent, faut connaître sa mesure… j’ai eu un chagrin, j’ai essayé de le noyer, il remontait toujours à la surface. »
Queneau essaie de rendre le trop connu nouveau, étonnant, en changeant la façon de le raconter. Y compris la banalité et l’ennui eux-mêmes : les premières pages de Le Chiendent esquissent de façon extraordinaire l’aliénation provoquée par le métro-boulo-dodo et la sordide architecture urbaine qui commençait alors à apparaître.
Vassily Kandinsky, Composition VIII, 1923.
Musée Solomon R. Guggenheim, New York.
Comme dans l’écriture de Queneau, ce célèbre tableau utilise des motifs, des analogies et des figures décomposées pour faire percevoir une certaine musique (une « composition »).
Les livres de Raymond Queneau sont nourris — non farcis — de mathématiques et de philosophie. Il a construit ses romans avec une structure arithmétique, mais ça ne se voit pas. Et à vrai dire, ça n’a pas grande importance pour le lecteur. Cette méthode était surtout à bien des égards une simple manie.
Mais c’est aussi l’esprit mathématique et combinatoire de Raymond Queneau qui l’a poussé à créer en 1960, avec François Le Lionnais, un laboratoire de littérature promis à un grand avenir : l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle).
Exemple de réussite oulipienne : créer un livre rassemblant cent mille milliards de poèmes (voir ci-dessous). Impossible n’est pas Queneau ! Ce livre très particulier laissant une grande part au lecteur est édité à la NRF.
Grâce à de nouvelles méthodes, contraintes et conventions, l’Oulipo prétend faire jaillir de nouvelles sources littéraires et stimuler la créativité. C’est vrai aussi pour les amateurs : l’éducation nationale s’est largement appropriée les recherches de l’Oulipo qui ont fait leurs preuves comme école d’écriture pour les jeunes publics.
On se demande parfois où nous mènent les romans de Raymond Queneau, tant les péripéties s’enchaînent sans arc narratif. On peut y voir l’influence du Flaubert de l’Éducation sentimentale, ce roman plat comme un trottoir et bête comme la vie.
Parfois le roman nous ramène exactement au point de départ, comme dans Le Chiendent. Ou bien il conclut à la vanité de nos agitations : c’est la célèbre fin de Zazie dans le métro. Sa mère demande à Zazie ce qu’elle a fait pendant son séjour à Paris : « J’ai vieilli. », répond la fillette.
Dans les poèmes, où Queneau se livre plus directement, on peut justement voir la fuite du temps, le vieillissement et la mort comme des préoccupations majeures.
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus.
Les Ziaux
Insaisissable réalité ! Le temps la troue et la disperse, les mots lui donnent des visages multiples et parfois dissemblables. Quelle place donnait-il à la transcendance, cet homme qui s’est toute sa vie interrogé sur la spiritualité, l’histoire des religions, la philosophie et aussi un certain ésotérisme ? Difficile à dire ! Ses recherches approfondies ne semblent pas affleurer dans ses romans. Mais il reste tant à découvrir !
« Chantant sa petite chanson habituelle, tututte, le train entre en gare avec beaucoup d’entrain. »
Le Chiendent
« Depuis qu’elle avait vu un homme écrasé, vers les 5 heures de l’après-midi, devant la gare du Nord, Mme Cloche était enchantée. »
Le Chiendent
« — Polocilacru, ajouta Chantal en pleuriant. »
Le Dimanche de la vie
« Cette bien-bonne fit pleurire aux larmes. »
Le Dimanche de la vie
« Chantal faisait allusion aux mœurs des hommes mariés, et singulièrement à celles du sien, Paul Boulingra : l’alcoolisme buté, la tabagie autistique, la médiocrité financière, la lourdeur sentimentale. »
Le Dimanche de la vie
« Il voudrait bien se réveiller, mais il sait qu’il ne le peut. Une petite phrase se met à lui galoper dans la tête : « C’est ça la vie, c’est ça la vie, c’est ça la vie. » La petite phrase devient d’immenses coups de cloche. Boum la vie, boum la vie, boum la vie. »
Le Chiendent
« Mais la vie, Bernard, la vie des hommes, ce n’est pas comme le temps. A partir d’un certain moment, il n’arrête plus de neiger. Il neige, il neige, il n’arrête plus de neiger, ça devient une lourde douleur, vous ne pouvez pas savoir, et le beau temps ne reviendra plus, on peut en être certain. »
Un rude hiver
« Frappée d’amour, elle tombait dans ses bras. »
Les derniers jours
« IRENE
Tu ne m’aimes pas.
JOACHIM
C’est une affirmation, une question ou une négation ? »
Contes et propos (En Passant)
« Luxure : 1 + 1 = 69 »
Les oeuvres complètes de Sally Mara
« Madeleine le regardait ; elle le trouvait beau, sympathique, touchant. Elle n’écoutait même plus ce qu’il disait. Enfin, bref, ils couchèrent ensemble. »
Un rude hiver
« Ils se regardèrent.
— Vos parents vont bien ?
— Oh oui très bien. Et les vôtres ?
— Très bien aussi merci.
Ils se regardent. Ils entrevoient très légèrement là où peut vous mener la connerie du langage humain. »
Loin de Rueil
« — Bonsoir, Meussieu Narcense, dit Saturnin, vous avez pensé à ce que je vous ai dit, l’autre jour ?
— Oui, eh bien, je reste attaché à la multiplicité, tout en souffrant du devenir.
— Effroyable contradiction, murmura le concierge. »
Le Chiendent
« Alibiforains et lantiponnages que tout cela, ravauderies et billevesées, battologies et trivelinades, âneries et calembredaines, radotages et fariboles ! » se dit-elle. »
Le Chiendent
« — (Elle s’énerve et veut pleurer) Tu es une pierre brute, un rocher, un polichinelle, une pelle dans un coin, un coin de trottoir, une page d’arithmétique avec des gribouillis dessus, mais tu n’es pas un amoureux. »
Contes et propos
« Il ne battit point sa femme parce que défunte, mais il battit ses filles au nombre de trois ; il battit des serviteurs, des servantes, des tapis, quelques fers encore chauds, la campagne, monnaie et, en fin de compte, ses flancs. »
Les Fleurs bleues
« Jacques après avoir hésité inventa quelques pas puis bondit par-dessus une table avec la fougue d’un positon expulsé d’un noyau de bore. »
Loin de Rueil
« — Napoléon mon cul, réplique Zazie. Il m’intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con. »
Zazie dans le métro
« — Et puis Peau-de-pou, dit le Tonton, on n’a pas idée de risquer ses sous sur un chevable qu’on accable d’un vocable semblable ! »
Loin de Rueil
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