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Le savant fou

Jean-Sébastien Bach – Partita N° 2 en do mineur, BWV 826 (capriccio) – Martha Argerich

Comme celle de Queneau, l’écriture de Bach peut être à la fois pleine de fantaisie et d’une rigueur arithmétique.

La vie de Raymond Queneau

Raymond Queneau naît au Havre en février 1903. Ses parents tiennent une mercerie et le mettent en nourrice pendant ses deux premières années : il ne sera pas un enfant heureux (voir Chêne et chien). A vingt ans, il monte à Paris pour préparer une licence de philosophie. Boulimique de lectures et curieux de tout, Raymond se passionne pour les mathématiques aussi bien que pour le spiritualisme de René Guénon. Dans l’entre-deux-guerres, il se frotte aux surréalistes, suit une psychanalyse, se marie et a même un enfant. Lorsqu’il publie Le Chiendent (1933), ses amis agacés par le conservatisme du Goncourt créent le prix des Deux-Magots exprès pour le récompenser.

Un homme orchestre

Gaston Gallimard a le nez d’embaucher comme chef de son comité de lecture ce lecteur de première catégorie. Dans les années 1950, Queneau est l’un des hommes les plus influents dans le petit monde de la littérature française, siégeant au jury de 9 prix littéraires. En plus d’une production romanesque et poétique abondante (Loin de Rueil, L’Instant fatal, Le Dimanche de la vie...), il dirige l’Encyclopédie de la pléiade et il écrit même des chansons dont Si tu t’imagines qui est un tube chanté jusqu’à Tokyo. En 1959, Zazie dans le métro le propulse dans une célébrité inattendue, multipliée par le film de Louis Malle (1960). « Le cœur le plus tendre, l’être le plus charmant qu’on puisse imaginer », d’après son ami Jean d’Ormesson, décède en 1976.

Langue

«  Qui tire la langue au crétin croquemitaine ?

cré nom ! crois-je bien que c’est moi »

 

Les Ziaux

Queneau dans l'histoire de la littérature

Queneau avait la manie de tenir le compte de ses lectures. A raison de trois livres par semaine, il en était déjà à plus de 1500 à l’âge de 28 ans ! Ses influences ont donc été multiples. Néanmoins, on peut distinguer dans cet océan de lectures les modèles évidents de Flaubert et Gide ; à l’étranger, William Faulkner et James Joyce ont été pour lui des révélations par leur liberté et leurs innovations. En écrivant son premier roman, Queneau mijotait d’ouvrir largement la littérature à  la langue parlée. Hélas, un inconnu lui coupa l’herbe sous le pied en 1932 avec le Voyage au bout de la nuit. Queneau désespéré écrivit à Georges Bataille : « Je suis perdu, grillé par Céline qui me vole ma gloire future en me prenant quelque peu mes idées ! » Heureusement, il n’était jamais à court de fantaisie et d’inventions.

La littérature autrement

En dehors de l’Oulipo dont il fut l’un des deux fondateurs, Raymond Queneau a fait œuvre de pionnier en jonglant avec les conventions littéraires dès son premier roman (Le Chiendent, 1933). Il juxtapose langue populaire, académique, scientifique, fait apparaître ses interrogations, expose le caractère purement littéraire de ses personnages, etc. Au risque de rompre l’envoûtement de la lecture ? Pas du tout ! Au contraire, l’écriture de Queneau est une réaffirmation moderne des pouvoirs de la littérature. Le charme agit encore !

Confidences

« Il ne faut jamais faire de confidences, cela abîme les sentiments. »

 

Un rude hiver

Le plaisir de lire Queneau

Qu’il écrive des romans, des vers, des récits inclassables, Queneau est avant tout un poète : il joue avec les mots, les situations, les conventions littéraires, mais aussi avec nos habitudes et nos attentes. Ennemi juré du lieu commun, il montre les mots, les êtres et les objets sous des angles surprenants. Il décape et transforme à son gré. Ainsi, des jardiniers-maraîchers deviennent

Des dos courbés vers du gazon, des hommes qui tomatent ou oignonnent.

Raymond Queneau connaît tous les tours et les potentiels de la littérature. Il ressemble à un savant fou qui s’amuse avec la chimie de l’écriture pour créer des objets magiques et prodigieux :

Il travaille donc, il travaille, il travaille. Mieux ! Il phosphore il rupine à bloc et un jour brraoumm il eurêkate ça y est il a trouvé.

Sa désinvolture cache une science profonde et féconde, mais aussi une inquiétude poignante qui sourd dans des œuvres comme L’Instant fatal ou Un rude hiver.

Faites bien gaffe

« Vous allez me voir en action dans quelques instants, mais attention ! ce n’est pas du simple sliptize que je vous présenterai mais de l’art ! de l’art avec un grand a, faites bien gaffe ! »

 

Zazie dans le métro

Œuvres majeures

Romans et récits

1933

Le Chiendent

Etienne tente de s’extraire de la banalité de l’existence, qui pousse partout comme du chiendent. Les péripéties seront nombreuses, confuses, et il n’est pas sûr que le héros réussisse son échappée.

« Et ça s’envenimait, comme on dit ; de même que des gosses qui fourrent des cailloux dans les boules de neige, ces Messieus introduisaient dans leurs « Meussieu » des abîmes de perfidie, des gouffres de raillerie, des précipices de défi et des potées lorraines de méchanceté. Mais ils n’iraient pas jusqu’aux coups. »

1937

Odile

Raymond Queneau a bien connu le groupe surréaliste dans les années 20. Il relate ici son approche de ce mouvement très parisien, dirigé d’une main de fer par son chef André Breton (alias Anglarès). Très drôle et instructif !

« — Nous devons faire la Révolution par les moyens les plus radicalement infrapsychiques et combattre le bourgeois par ce qui lui répugne le plus : l’excrément.
— Il faut nous rouler dans la boue et respirer l’air du crime, déclara un néophyte.
— Et n’oublions pas dans la lutte cette arme puissante : la démence précoce, dit un petit homme recroquevillé comme une pupe d’insecte, ou sa simulation. »

1939

Un rude hiver

Le Havre, à l’arrière de la guerre de 14. Lehameau (Hamlet en anglais) est un soldat blessé. Il a perdu sa femme dans un incendie, il y a longtemps. Dans la nuit et le froid du port, des flammes d’amour surgissent. Un court roman grave oscillant entre le désespoir et la vie, l’un des meilleurs de Queneau.

« La lumière tournante d’un phare balayait périodiquement son aire, Lehameau pensait à des choses très lointaines, à sa vie. Il tira sur un fil et tout se dénoua, il ne trouvait plus que pièces et morceaux : une enfance ennuyeuse et soignée, quelque chose de sinistre et de contrit ; les études à la faculté de Caen et les farces d’étudiant ; le service militaire, une première fois, pas désagréable cela ; le mariage, d’amour certes ; l’abominable privation, puis la petite existence fonctionnaire et veuve ; enfin la délivrance de la guerre. »

1944

Loin de Rueil

Jacques l’Aumône est un rêveur. Le récit nous entraîne dans ses vies rêvées où il devient tour à tour fils d’un poète, boxeur, éditeur, chimiste, et bien d’autres choses encore.

« Il est cordonnier Jacques L’Aumône. Il a maintenant soixante-dix ans. Il se tient dans son échoppe depuis cinquante ans. Il n’en bouge jamais. Il ne sort jamais de Paris. Le dimanche il travaille jusqu’à midi, puis il s’assoit sur un banc et regarder couler le devenir sans faire de réflexions. Il ne s’est pas marié. Il n’a pas de parents ni d’amis. Il se fait lui-même sa cuisine. Il mange peu. Il ne boit pas. Il ne fume pas. Il ne baise pas. Il est cordonnier. »

1952

Le Dimanche de la vie

Accéder à l’existence ne se fait pas en un jour. C’est la trajectoire de Valentin Brû, un personnage qui prend de plus en plus d’épaisseur au cours du roman.

« Mais c’est madame Panigère ! Bonjour madame Panigère ! Et comment vont les amours ? Monsieur Panigère l’a toujours bien raide ? Oh ! Madame Panigère, vous avez les yeux battus ce matin. Vous avez encore passé une sacrée nuit. Dites pas non, dites pas non. »

1959

Zazie dans le métro

Gouailleuse et curieuse de tout, Zazie explore Paris et découvre la vie à travers des personnages loufoques et attachants.

« Pourquoi, qu’il disait, pourquoi qu’on supporterait pas la vie du moment qu’il suffit d’un rien pour vous en priver ? Un rien l’amène, un rien l’anime, un rien la mine, un rien l’emmène. Sans ça qui supporterait les coups du sort et les humiliations d’une belle carrière, les fraudes des épiciers, les tarifs des bouchers, l’eau des laitiers, l’énervement des parents, la fureur des professeurs, les gueulements des adjudants, la turpitude des nantis, les gémissements des anéantis, le silence des espaces infinis, l’odeur des choux-fleurs ou la passivité des chevaux de bois… »

1965

Les Fleurs bleues

Tout en lézardant au soleil, Cidrolin rêve qu’il est le duc d’Auge. Mais la réciproque est vraie également. On ne saura donc pas où est la réalité dans ce roman loufoque, plein d’inventions, typiquement quenien, et souvent le préféré des lecteurs !

« A la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche à bouche, et la salive dégoulinait le long de leurs mentons amoureux ; parmi les plus acharnés à faire la ventouse se trouvaient Lamélie et un ératépiste, Lamélie surtout, car l’ératépiste n’oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles. Lamélie fermait les yeux et se consacrait religieusement à la languistique.
Vint la minute de séparation ; l’ératépiste commença lentement les travaux de décollement et, lorsqu’il fut parvenu à ses fins, cela fit flop. Il s’essuya du revers de la main et dit :
— Faut que je me tire. »

Poésie

1937

Chêne et chien

Queneau revient sur la mémoire douloureuse de son enfance après une psychanalyse dont ce recueil est aussi le récit. Le seul livre directement autobiographique de l’auteur.

« Mes chers mes bons parents, combien je vous aimais
pensant à votre mort ô combien je pleurais,
peut-être désirais-je alors votre décès,
mes chers mes bons parents, combien je vous aimais. »

1948

L'Instant fatal

La mort sauce Queneau. Triste et réjouissant, plein de désespoir et de malice, ce recueil s’adresse à tous les angoissés du trépas.

« Porcelaine de mon crâne
je m’effrite ô mes aïeux
ah que c’est effroyable
ces deux trous au lieu d’yeux
des morts y’en a c’est pas croyable
les vaches ils les ont multiplié
moi j’en suis pas moins pitoyable
bien que vivant et presque entièrement denté »

1967

Courir les rues

Promenade dans Paris et surtout dans la tête de Queneau, au gré de son enchantement mêlé d’autodérision. Suite logique : Battre la campagne, Fendre les flots.

« Il a pris sa voiture les pigeons avaient chié dessus
et puis il a fait du cinq de moyenne
pendant des heures et des heures
il a éraflé une aile
il a bosselé son pare-chocs
on lui a craché sur son pare-brise
et il a attrapé cinq contraventions

ah qu’il ah qu’il ah qu’il est content
d’avoir promené sa bonne ouature
si elle lui a coûté tellment d’argent
c’est pas pour en faire des confitures
et bing et poum et bing et pan »

Inclassables

1936-1938

Connaissez-vous Paris ?

Pourquoi n’y a-t-il pas de numéro 13 rue du Faubourg-Saint-Honoré ? Y a-t-il un rapport entre l’eau de Javel et le quai de Javel ? Entre 1936 et 1938, Raymond Queneau pose chaque jour trois colles aux lecteurs de L’Intransigeant. Ce livre édité en 2011 en est une compilation.

« Où sont enterrés les combattants de la Révolution de juillet 1830 ?

Réponse : Les 504 Parisiens qui tombèrent lors des journées de juillet 1830 (les 27, 28 et 29) sont enterrés sous la colonne de la place de la Bastille. (Leurs noms sont gravés sur le fût.) »

1947

Exercices de style

Qui ne connaît ce livre éblouissant ? L’auteur y produit 99 manières différentes de raconter une même histoire. Toute l’originalité, la virtuosité et l’immense culture de Queneau éclatent dans cette mosaïque.

« Anglicisme.

Un dai vers middai, je tèque le beusse et je sie un jeugne manne avec une grète nèque et un hatte avec une quainnde de lesse tressés. Soudainement ce jeugne manne bi-queumze crézé et acquiouse un respectable seur de lui trider sur les toses. Puis il reunna vers un site eunoccupé.
A une lète aoure je le sie egaine; il vouoquait eupe et daoune devant la Ceinte Lazare stécheunne. Un beau lui guivait un advice à propos de beutone. »