Pieter Brueghel l’ancien, Margot la folle. Vers 1563.
Musée Mayer Van der Bergh, Anvers.
Le chaos et le bouleversement de la perspective sont des traits essentiels de l’univers littéraire de Claude Simon.
Pieter Brueghel l’ancien, Margot la folle. Vers 1563.
Musée Mayer Van der Bergh, Anvers.
Le chaos et le bouleversement de la perspective sont des traits essentiels de l’univers littéraire de Claude Simon.
Albert Camus et Claude Simon sont nés la même année. Ils se sont confrontés tous deux à la problématique de l’absurde : dans L’Étranger (1942), Camus campe un héros dont les actes et les pensées se suivent sans connexions logiques. Claude Simon va plus loin encore sur cette voie et questionne en profondeur l’expression de l’absurde. Pourquoi « se croire obligé de s’exprimer d’une façon cohérente quand ce que l’on éprouve est incohérent » ? Claude Simon ne s’y croit pas tenu. Il s’efforce de restituer cette incohérence scrupuleusement en détruisant la pensée dès qu’elle commence à s’articuler rationnellement, en ouvrant des parenthèses dans les parenthèses, des digressions dans les digressions, en multipliant les reprises correctives ou augmentatives, en appliquant une discordance des temps qui nous plonge simultanément dans plusieurs époques.
Dans ce labyrinthe, l’écrivain s’oriente grâce au fil des mots, seul ordre qu’il reconnaisse. Chaque mot est pour Claude Simon comme « un carrefour » où travaillent la mémoire, le style, le son. Ce fil peut conduire le lecteur à travers des idées ou des sensations qui ne se déduisent pas l’une de l’autre en apparence, un peu comme le rêve ou la conversation pour Denis Diderot. De plus, contrairement à des récits classiques comme La Chartreuse de Parme ou Candide (qui mettent eux aussi en scène le chaos), les romans de Claude Simon n’aboutissent pas à un promontoire d’où le sens des choses et du monde se révèle finalement après les péripéties d’usage…
Le travail de l’écrivain tel que je le conçois aboutit à la production de sens pluriels dont aucun n’est explicité.
Contrairement à ce que prétendent ceux qui ne l’ont pas consommée, la littérature de Claude Simon est chargée d’émotions. Caractérisées par de nombreuses incises, parenthèses, reprises, développements, les longues phrases de l’écrivain sont un processus d’intensification et non de délayage. En ajoutant, en comparant, l’auteur évite les lieux communs qui finissent par vider les mots de leur substance. Claude Simon n’est pas du genre à écrire : « Georges fut effrayé par le fracas des premières bombes. Mais il se reprit et rejoignit le poste de commandement. » C’est ce qu’Alexandre Dumas pourrait écrire, pressé par le rythme narratif. Et en effet, à quoi sert de s’attarder sur l’émotion, si l’essentiel est de suivre le fil de l’histoire ? Claude Simon, lui, s’y attarde.
Une émotion forte convoque des sentiments parfois divers et même contradictoires, des sensations, des souvenirs ou traumatismes enfouis, un passé récent et un passé parfois séculaire. L’écriture déplie cette simultanéité de façon linéaire. Sur le papier, l’émotion se déploie donc en de longs développements.
Il y a ainsi dans Les Géorgiques un passage remarquable où le sentiment de peur (précédant un bombardement) n’est pas nommé mais méticuleusement décrit par une série de sensations, un changement dans l’épaisseur de l’espace et du temps qui restitue toutes les nuances et la force de l’émotion.
Restituer ou produire ? Dans son itinéraire d’écrivain, Claude Simon sera de plus en plus focalisé sur la description vue comme une « machine à produire du plaisir », sans autre justification que l’émotion du lecteur devant la beauté littéraire.
Robert Rauschenberg, Mirthday Man, 1997.
Faurschou foundation, New York.
« J’admire énormément Rauschenberg », dira Claude Simon. Dans La Fiction mot à mot, il évoque Charlene, un tableau de l’artiste.
Claude Simon a commencé par la peinture. Il aime les tableaux et les images. En exergue de Le Tramway figure une citation de Proust :
…l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif.
Dans cette dissolution générale qu’est souvent un roman de Claude Simon, les personnages sont désintégrés en premier lieu. A tel point que le « il » désigne parfois des référents différents, sans que le lecteur puisse clairement s’y retrouver. L’individualité est comme éclatée dans un tableau qui ressemble à ces collages de Rauschenberg (voir plus haut) que Claude Simon admirait ou bien qu’il créait lui-même. Ou bien, elle demeure opaque et inconnaissable. L’enquête de La Route des Flandres n’aboutira pas de manière claire et univoque. La mort du capitaine de Reixach est-elle un suicide déguisé ? Que sait-on des êtres et de leurs motivations ? Que savons-nous de nous-mêmes ?
Pour l’écrivain, rien ne sert de donner l’illusion d’une succession cohérente et vraisemblable d’évènements et d’états d’âme. Claude Simon prend un parti radicalement différent en dessinant des tableaux littéraires faisant intervenir le monde végétal, animal, humain, la mémoire et le passé des uns et des autres. Comme l’a faire remarquer un commentateur (les livres de Claude Simon sont un régal pour les critiques et les universitaires), les paragraphes se succèdent comme autant de calques sur la réalité. Une même scène, un même évènement peut être décrit différemment et repris de livre en livre. Ainsi, la déroute de juin 1940 se retrouve dite et redite en différents sens de La Route des Flandres (1960) au Jardin des Plantes (1997).
Renversements, répétitions, étirements, contractions, dilatations : le temps chez Claude Simon n’est pas un long fleuve tranquille. L’Histoire des hommes et de chacun en particulier est faite d’allers-retours, de cycles, mais certainement pas d’un progrès continu. Le présent conduit au passé et la vie s’apparente à une pâte feuilletée, où les époques et les plans s’entremêlent. Tentative autobiographique, L’Acacia cherche à restituer ce fouillis et découpe le temps selon une chronologie inhabituelle.
S’il y a un mouvement général dans les livres de Claude Simon, c’est une déliquescence des êtres et des choses, comme ce cheval mourant qui peut à peu se recouvre de terre et se transforme en terre (La Route des Flandres). Sur ce point, difficile de ne pas penser à Céline. Ou bien encore à cette phrase qui clôt un roman de M. Houellebecq : « le triomphe de la végétation est total. » L’angoisse de l’écrivain devant la dilution, la désintégration et la mort se double d’une fascination pour l’éternel bourgeonnement végétal.
© 2025 Matthieu Binder.