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Pierre Bonnard, Salle à manger à la campagne,  1913. Huile sur toile. Exposé au Minneapolis Institute of Art.

Les sensations

Colette fuit les idées et les raisonnements. On lui a reproché d’être superficielle. En fait, son credo peut se traduire par cette pensée de Paul Valéry : « ce que l’homme a de plus profond, c’est la peau ». La sensation est la matière première de son écriture. Il lui arrive de se laisser aller à la réflexion (Le Pur et l’impur, La Naissance du Jour), mais c’est plutôt rare. Colette assume cette primauté donnée aux sens. Elle fera dire à l’un de ses personnages :

« Moi, c’est mon corps qui pense. (…) Toute ma peau a une âme. »

L’écriture, chez Colette, suppose de savoir regarder, goûter, toucher, écouter. A l’opposé de Marguerite Yourcenar dont l’art procède par un mouvement d’élévation, Colette a le nez dans les pâquerettes. Mais quelle force d’attention ! Quelle finesse d’observation ! L’art de Colette tient d’abord à son regard, et ensuite à son écriture merveilleusement souple et précise :

« Une sorte de sourire descendit de ses yeux à sa bouche… »

En la lisant, on a parfois l’impression que le temps se ralentit, ou qu’elle voit bien plus que les 24 images par seconde qui suffisent à notre médiocrité…

L'innocence

Jean Cocteau, qui a été l’ami et le voisin de Colette dans son dernier appartement du Palais-Royal, l’a décrite comme un être évoluant par delà bien et mal. Étonnant, dans une époque où les questions morales étaient si importantes ! Quand l’œuvre de Mauriac se ronge et se retourne dans un lit de remords, les personnages de Colette dorment profondément du sommeil des justes. On ne peut que constater l’absence de toute inquiétude morale dans son œuvre -et autant qu’on puisse en juger, dans sa vie.

Cette sérénité lui vient-elle d’un état d’esprit conventionnel ? Non, bien sûr. Mais contrairement à la légende, les livres de Colette n’ont pas été si transgressifs -ou juste ce qu’il fallait. En tous cas, bien moins que ceux d’Alfred Jarry ou d’Octave Mirbeau.

Son originalité est ailleurs. Chez Colette, tout baigne dans l’innocence. L’athéisme et l’indifférence morale ne semblent pas le résultat d’un long  combat, d’un arrachement, de douloureuses réflexions (comme chez André Gide par exemple). Colette parle de tout avec une entière liberté, sans forfanterie, et toujours avec élégance, même dans les situations les plus scabreuses. Pour elle, c’est tout naturel : le désir fait force de loi.

Pierre Bonnard, Nu à contre-jour (détail), 1908, huile sur toile. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles.

Les bêtes

La présence des animaux dans l’œuvre de Colette est très discrète. Ils sont les protagonistes principaux de deux œuvres seulement : Douze Dialogues de bêtes et La Chatte (dans une moindre mesure, Les Vrilles de la vigne). Sur cinquante livres, c’est peu ! Pourquoi l’image de Colette est-elle invinciblement restée attachée aux bêtes ? Parce qu’elle en parle comme personne. Il semble que les frontières normales qui existent entre nous et les animaux, ne valent plus pour Colette. Elle les regarde du même œil qu’elle observe les hommes, avec beaucoup d’attention et une légère ironie.

Colette étant parfaitement athée, les hommes ne sont pas traités comme des créatures divines, à la dignité inaliénable. En revanche, les animaux sont doués de sentiments qu’un autre écrivain appellerait humains. Ainsi, la chatte Saha triomphe d’une épouse jalouse (La Chatte) après avoir été victime d’une tentative d’assassinat. Grâce aux antennes ultrasensibles de l’auteure, ce panthéisme réjouissant nous met de plain-pied avec l’ensemble du monde vivant.

Forts et faibles

La délicatesse et l’élégance du style de Colette n’empêchent une certaine brutalité dans sa conception de l’amour. A travers lui, les caractères se révèlent. Presque toujours, les hommes sont inconsistants sous sa plume. Les femmes sont plus fortes et plus déterminées. Totalement dépendant de son amour pour son épouse, Michel (Duo) se suicide à la première trahison. Dans Le Blé en herbe, Vinca provoque Phil, adolescent indécis, prompt aux larmes et aux évanouissements.

Dans son œuvre, l’amour se déploie souvent dans une dialectique de domination. Il s’agit de se jouer de l’autre pour parvenir à ses fins amoureuses. Mais l’enjeu est aussi de se dominer soi-même, et ses propres passions, pour éviter de tomber dans une dépendance non consentie. Dans Chéri, Léa est âgée et croit voir partir son jeune amant sans trop de regrets. En fait, elle s’illusionne sur ses propres sentiments, un peu comme le narrateur d’Albertine disparue. Et elle sera laminée par l’absence du jeune homme.

Henri Matisse, Odalisque aux magnolias, 1925. Collection privée.

Les mots de Colette

Sensations subtiles

« Mon cher…, tu ne comprends pas la beauté de Paris en cette saison… Ce… Cette indécision, ce printemps qui ne peut pas se dérider, cette lumière douce…, tandis que la banalité de la Riviera… »

Chéri

« Le fard, sur ses joues, devenait lie-de-vin, une mèche de cheveux, tordue par le fer, descendit sur la nuque comme un petit serpent sec. »

Chéri

« Il reçut en plein visage le sec coup d’éventail du vent d’est qui bleuissait Paris, emportait les fumées et décapait au loin le Sacré-Cœur. »

La Chatte

« Le sommeil me gagne, le sommeil exquis du plein air, le sommeil du bateau, du hamac et de la voiture découverte. »

L’Entrave

Sensations troubles

« Ma maîtresse d’anglais me semble adorable ce soir-là, sous la lampe de la bibliothèque ; ses yeux de chat brillent tout en or, malins, câlins, et je les admire, non sans me rendre compte qu’ils ne sont ni bons, ni francs, ni sûrs. »

Claudine à l’école

« Obéir, obéir, humiliation que je n’ai jamais subie -j’allais écrire savourée. Savourée, oui. »

Claudine à Paris

« Il se penche sur la bouche chaude de la petite fille qui se cabre et se cambre, pour s’offrir ou pour résister, elle n’en sait rien au juste… Le brusque arrêt de la voiture contre le trottoir les sépare, ivres, graves et tremblants.  »

Claudine à Paris

« Pour moi, qui ne bois jamais que de l’eau à la maison, je constate des phénomènes inouïs : un treillis léger et vaporeux monte de la table, nimbe les lustres, recule les objets et les rapproche tour à tour. »

Claudine à Paris

Gastronomie

« Une tranche de pain bis, longue d’un pied, coupée à même la miche de douze livres, écorcée de sa croûte, et roulée, effritée comme semoule sur la table de bois gratté, puis noyée dans le lait frais ; un gros cornichon blanc macéré trois jours dans le vinaigre et un décimètre cube de lard rosé, sans maigre ; enfin un pichet de cidre dur, tiré à la « cannelle » du tonneau… Que vous semble de ce menu ? C’est celui d’un de mes goûters d’enfant.

Prisons et paradis


 

« Laissez-moi seulement ajouter que de ces substantiels goûters se trouvaient bannis la tablette de chocolat gris, plâtreux, pauvre en cacao, la « sucette » acidulée, la brioche rance, le pain au lait parent proche de l’éponge, et le lacet de réglisse vendu au mètre. »

 

Prisons et paradis

« La graisse fine qui demeure au creux du petit sabot fourchu, lorsque le feu fait éclater les pieds du cochon mort, je la mange comme une friandise saine… »

 

La Maison de Claudine

« Le vrai gourmet est celui qui se délecte d’une tartine de beurre comme d’un homard grillé, si le beurre est fin et le pain bien pétri. »

A Portée de main

« La nouille -honnie soit-elle – bourre encore, à l’exclusion de toute joie culinaire, de malheureux rejetons trop chéris, maladroitement soignés. »

Prisons et paradis

« Seule, dans le règne végétal, la vigne nous rend intelligible ce qu’est la véritable saveur de la terre. Quelle fidélité dans la traduction ! Elle ressent, exprime par la grappe les secrets du sol. »

Prisons et paradis

Sexe

« Comme blessée à la première caresse, elle tourna vers moi une merveilleuse figure de bête, les sourcils bas, la lèvre relevée et meurtrière, une expression forcenée et suppliante… Puis tout fondit dans l’offre effrénée, dans l’exigence murmurante, dans une sorte de colère amoureuse, suivie de « Merci… » enfantins, de grands « Ah ! » soupirés et satisfaits, comme une petite fille qui avait bien soif et qui a bu d’un trait jusqu’au bout de son haleine… »

 

Claudine en ménage

 

« Petite mort ? Non, ce n’est pas… C’est plutôt comme quand la balançoire va trop haut, vous savez ? ça coupe en deux, on retombe et on crie : « Ha ! » »

 

L’ingénue libertine

« Moi, c’est le plafond qui crève, un coup de gong dans les oreilles, une sorte de… d’apothéose qui m’est due, l’avènement de mon règne sur le monde… Et puis, je t’en fiche ! ça ne dure pas ! »

 

L’ingénue libertine

« Elle se soumit et servit son jeune amant en bonne maîtresse, attentive et grave. Cependant, elle voyait avec une sorte de terreur approcher l’instant de sa propre défaite, elle endurait Chéri comme un supplice, le repoussait de ses mains sans force et le retenait entre ses genoux puissants. Enfin, elle le saisit au bras, cria faiblement, et sombra dans cet abîme d’où l’amour remonte pâle, taciturne, et plein du regret de la mort. »

 

Chéri

Être une femme

« Être mariée, c’est… Comment dire ? c’est trembler que la côtelette de Monsieur soit trop cuite, l’eau de Vittel pas assez froide, la chemise mal empesée, le faux col mou, le bain brûlant, c’est assumer le rôle épuisant d’intermédiaire-tampon contre la mauvaise humeur de Monsieur, l’avarice de Monsieur, la gourmandise, la paresse de Monsieur… »

La Vagabonde

 

« Tu mèneras une vie digne, et une vie digne, pour une femme, c’est celle qui la conduit, inaperçue de presque tous, jusqu’à son tombeau… »

L’Entrave

« Allons acheter des cartes à jouer, du bon vin, des marques de bridge, des aiguilles à tricoter, tous les bibelots qu’il faut pour boucher un grand trou, tout ce qu’il faut pour déguiser le monstre -la vieille femme… »

Chéri

« Elle aimait l’ordre, le beau linge, les vins mûris, la cuisine réfléchie. »

Chéri

Focus

L'autofiction

Sidonie et Sido

Qui était Sidonie Colette, mère de l’écrivain ? A en juger par sa vie et par ses lettres, elle était une femme hors du commun. Ses relations avec sa fille ont été très complexes et certainement très fortes. Sidonie Colette avait foi dans le talent littéraire de sa fille, mais elle était aussi très possessive. Se sentant mourir, elle implora la présence de sa fille qui lui fit une courte visite et ne revint pas pour l’enterrement. Le frère de Colette (Achille) en fut profondément indigné, et détruisit probablement à ce moment-là toutes les lettres qu’elle avait adressé à sa mère.

Après quoi, Colette fera silence sur Sidonie pendant dix ans, jusqu’à La Maison de Claudine, Sido, puis La Naissance du jour, où elle construira peu à peu un double littéraire idéal de sa mère, allant jusqu’à récrire certaines de ses lettres (voir encadrés).

« Monsieur,

Vous me demandez de venir passer une huitaine de jours chez vous, c’est-à-dire auprès de ma fille que j’adore. Vous qui vivez auprès d’elle, vous savez combien je la vois rarement, combien sa présence m’enchante, et je suis touchée que vous m’invitiez à venir la voir. Pourtant, je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir. C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans. Or, je suis déjà une très vieille femme, et, si je m’absentais pendant que mon cactus rose va fleurir, je suis certaine de ne pas le voir refleurir une autre fois… »

Lettre de Sido récrite par Colette (La Naissance du jour)

Pourquoi Colette a-t-elle récrit les lettres de sa mère ? Pourquoi, dans Mes Apprentissages, a-t-elle donné de Willy un portrait si caricaturé, et de ses débuts à Paris un récit si manifestement tronqué ? Chacun peut se faire son idée. Mais en approfondissant cette démarche étrange, entre fiction et autobiographie, Colette contribuait à créer un nouveau genre littéraire : l’autofiction.

« Monsieur de Jouvenel, votre invitation si gracieusement faite me décide à l’accepter pour bien
des raisons, parmi ces raisons, il en est une à laquelle je ne résiste jamais : voir le cher visage de ma fille, entendre sa voix. (…) J’abandonne pour quelques jours des êtres qui n’ont que moi sur qui compter : (…) un Seduna qui est près de fleurir et qui est magnifique ; un Gloxinia dont le calice largement ouvert me laisse à loisir surveiller la fécondation. Tout cela va souffrir sans moi… »

La véritable lettre de Sido

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SOURCES

Colette, Madeleine Lazard, Gallimard, 2008.

Colette amoureuse

Tout commence avec Willy. Colette a 18 ans lorsqu’elle fait sa connaissance, à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Ils se marient deux ans plus tard, en 1893. A l’approche de la trentaine, Colette tombe amoureuse de Georgie Raoul-Duval. Willy (mari volage) encourage cette liaison et les trois amants forment un trio qui se réunit à l’occasion. Lorsque le couple Willy-Colette se délite vers 1905, Colette trouve réconfort et sécurité dans les bras de Mathilde de Morny, dite Missy.

Missy la douce

La période est difficile pour Colette. Elle aime encore Willy (dit « Kiki la doucette »), ne désespère pas de sauver son couple. Mais sous l’effet de querelles d’argent (Willy vend les droits de la série Claudine à un éditeur sans en informer Colette), leur relation dégénère et ils se vouent bientôt une haine définitive.

Missy protège Colette qui profite nonchalamment de cette femme riche et généreuse. Le 3 janvier 1907, elles jouent ensemble au Moulin Rouge dans un spectacle provocant qui finit par une bagarre générale dans le public.

Henry de Jouvenel et la panthère : western parisien

En 1911, Colette a trente-huit ans et deux amants : Missy et Auguste Hériot, un jeune homme riche et bête (d’après Colette) qui veut l’épouser. Elle fait par hasard la connaissance d’Henry de Jouvenel. C’est le coup de foudre. Mais voilà : Henry a pour maîtresse une femme féroce : Isabelle de Comminges, dite «  la panthère ».

Henry dit à la panthère qu’il en aime une autre. Elle lui répond qu’elle tuera sa rivale. Henry transmet le message à Colette, qui fait face et se présente à Isabelle de Comminges. Scène et supplications. Mais Colette ne cède pas devant la panthère.

Colette au Moulin-Rouge

Trois jours plus tard, celle-ci s’arme d’un revolver, part pour la Bretagne où réside Colette, dans l’intention ferme de la « zigouiller ». Colette est rappelée à Paris en catastrophe par Henry. Elle est gardée nuit et jour par des hommes armés qui se relaient à sa porte, dans l’attente d’Isabelle de Comminges. Coup de théâtre ! La panthère rencontre Auguste Hériot. Les deux perdants tombent dans les bras l’un de l’autre et s’embarquent au Havre pour une croisière au terme de laquelle le pauvre Hériot se fera plaquer pour un légionnaire. Est-ce tout ? Oui, pour le moment ! Colette et Henry de Jouvenel se marient dans la foulée, et ils ont une fille en 1913 (prénommée Colette).

Mais rien n’est simple dans la vie de Colette… Tandis que son mariage avec Henry se désagrège après la guerre, elle se rapproche du fils de son mari, Bertrand de Jouvenel. La situation menace de virer au scandale lorsque Bertrand rompt ostensiblement des fiançailles avec une jeune fille pour les yeux de sa belle-mère âgée alors de cinquante ans.

Le "meilleur ami"

En 1925, la liaison entre Colette et Bertrand devient de plus en plus impraticable, et ils conviennent tous les deux de se séparer définitivement. La même année, Colette rencontre un homme qui deviendra bientôt son amant et son mari définitif : Maurice Goudeket (dit Maurice Goodquéquette par Paul Valéry qui ne l’aimait guère et qui n’était pas toujours au niveau de sa poésie). Ce négociant en diamant sera jusqu’à la mort de Colette son « meilleur ami » et son indéfectible soutien.

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SOURCES

Colette, Madeleine Lazard, Gallimard, 2008.