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Jean-Honoré Fragonard, « Les progrès de l’amour : le rendez-vous » (1773). Frick Collection, New York.

Le désir, la surprise, la rivalité sont au cœur des comédies de Beaumarchais. On sent aussi une aspiration à la liberté, soulignée par un espace scénique de plus en plus ouvert : comme dans ce tableau de Fragonard, la scène finale du Mariage de Figaro aura lieu dans la nature et non dans le château, lieu d’ordre et de domination.

La gaieté

Armé de son énergie, de son charme et de son invincible bonne humeur, Beaumarchais a été dans sa jeunesse divertisseur professionnel pour Mesdames (les filles du roi), et le cercle de la Pompadour. Il écrivait des « parades », petites pièces graveleuses jouées par la bonne compagnie à l’occasion d’une fête. Sa vie n’était pas sans nuage : Beaumarchais était secrètement outré par l’arrogance des grands seigneurs. Bien plus, il fut à cette époque provoqué en duel par un mystérieux chevalier manipulé par des intrigants. Beaumarchais dut se battre et tua son homme à l’épée, aventure « dont il ne parlait qu’avec chagrin », d’après l’un de ses amis. Il n’y a en effet pas de quoi rire. Son contemporain Jean-Jacques Rousseau, lui aussi fils d’horloger, refusa de s’accommoder avec une société si injuste et écrivit contre elle dans une sombre fureur. Beaumarchais, lui, prit le parti de Voltaire et de l’ironie :

Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer.

Derrière la gaieté, ses contemporains sentaient bien le corrosif. L’humour est une arme, et Danton pourra dire que « Figaro a tué la noblesse ».

Beaumarchais aime les défis et les combats. Mais au fond, sa personnalité, comme celle de Figaro, est merveilleusement accordée à la vie, qui est trop belle pour se gâcher dans le ressentiment. Et d’ailleurs, dans un siècle aussi bonimenteur, aussi déguisé, où tout est masqué, comment prendre quelque chose au sérieux ? Dans l’univers de Beaumarchais, tout finit par des chansons.

Le désir

Dans la vie de Beaumarchais comme dans son œuvre, on ne trouvera pas l’amour. Sa correspondance le révèle affectueux, sensible, sensuel, voire même franchement pornographique, et comme dit Figaro, « amoureux, par folles bouffées », mais Beaumarchais est trop divers, trop indépendant pour que l’amour le possède. D’ailleurs, il n’y croit pas vraiment :

L’amour n’est que le roman du cœur, c’est le plaisir qui en est l’histoire

On se tromperait pourtant en ne voyant dans ses personnages que des cœurs secs animés exclusivement par le plaisir et le sexe. En fait, Beaumarchais est à l’aise dans l’ambigüité, et le sentiment qu’il préfère, c’est

Quelque chose de sensible et doux, qui n’est ni amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.

Dans Le Mariage de Figaro, Chérubin incarne à merveille ce sentiment délicat et fragile. A l’autre bout du spectre, le comte représente tous les travers du désir masculin : l’autorité, la jalousie, l’abus, l’aveuglement, la nécessité du renouvellement permanent, accusant la condition humaine et la soumission des femmes :

Nos femmes (…) sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu’on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l’on recherchait le bonheur.

Verdissante

« La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !… »

 

Le Mariage de Figaro

Jean-Marc Nattier, « Les amoureux », 1744. Pinacothèque de Munich.

« Sans le feu du bon vin

Qui nous rallume,

Réduit à languir,

L’homme sans plaisir

Vivrait comme un sot,

Et mourrait bientôt… »

Chanson de Figaro, Le Barbier de Séville.

Jean-Honoré Fragonard, « Le baiser à la dérobée », 1787. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

Les masques

Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire du XVIIIe siècle, on ne peut qu’être frappé par le pullulement d’espions (appelés grisons), de fausses identités, de contrefaçons littéraires, dans une atmosphère générale de bal masqué. Le chevalier d’Éon, diplomate travesti, en est un des exemples les plus célèbres (Beaumarchais l’a d’ailleurs fréquenté). A mesure que l’ordre social perd en sacralité, l’identité de chacun devient de plus en plus incertaine. C’est sans doute pourquoi, dans le Barbier de Séville et dans le Mariage de Figaro, on se déguise beaucoup, on se cache, on écoute aux portes.

Ce jeu de masques et cette incertitude répondent aussi chez Beaumarchais à une interrogation plus personnelle, qui apparaît dans le célèbre monologue de Figaro et dans l’intrigue et le titre de La Mère coupable, troisième tome de la trilogie. On a pu soutenir que Beaumarchais avait de sérieux doutes sur son ascendance paternelle.

Dans son théâtre, cette interrogation est nourrie également par la trajectoire chaotique de Figaro, écrivain, vétérinaire, économiste, barbier… Comme Beaumarchais lui-même, il se demande qui il est vraiment, et quel est ce moi éclaté dans des aventures si diverses. Le vertige de la liberté frôle Figaro. Sans Dieu ni ordre social pour donner une cohérence à ce chaos, l’individu commence à éprouver l’angoisse, cette maladie moderne née du sentiment de la contingence des évènements:

Quelle bizarre destinée que la mienne ! Pourquoi ces choses et non pas d’autres ?

La dialectique maître/valet

Des Fourberies de Scapin aux Visiteurs en passant par La Grande Vadrouille et le Dîner de cons, les plus grands succès de la comédie mettent volontiers en scène France d’en-haut et France d’en-bas à travers un duo explosif. Le couple Figaro/comte Almaviva en est l’une des plus célèbres occurrences. Et Figaro est devenu plus qu’un personnage célèbre : un type.

Dans le théâtre de Molière, au siècle précédent, le valet pouvait se montrer plus malin que le maître, mais sans jamais remettre en question l’inégalité de leurs rapports. C’est justement cette interrogation qui apparaît au XVIIIe siècle, par exemple dans ce texte de Diderot issu de Jacques le Fataliste et son maître. On commence à raisonner de tout. Or, la vraie autorité se passe de justification, ainsi que l’explique très bien Suzanne dans Le Mariage de Figaro :

Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

Dans la Phénoménologie de l’Esprit parue en 1807, Hegel met au jour ce qu’on a appelé la dialectique du maître et de l’esclave. En simplifiant, le serviteur travaille, le maître ne fait rien. Si le serviteur s’aperçoit qu’il est indispensable au maître et s’il est prêt à risquer sa vie pour sa liberté, il peut inverser le rapport de domination, devenir maître, avoir des serviteurs, et ainsi de suite. Les comédies de Beaumarchais représentent ce moment crucial de la dialectique, où le valet s’aperçoit de sa puissance et de sa valeur.

Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ?

Jean-Baptiste Genillion, « La maison de Beaumarchais et la Bastille » (vers 1788).

Musée de la ville de Paris.

La magnifique et biscornue maison construite par Beaumarchais fut détruite lors des aménagements du quartier de la Bastille, au début du XIXe siècle.

« Plan de la maison Caron Beaumarchais »

Musée Carnavalet, Paris.