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Ecole française, XVIIIe siècle.

Au XVIIIe siècle, on passe beaucoup de temps à table et on adore ça. Gourmand comme personne, Diderot écrit fréquemment à sa maîtresse le récit de ses cuites et lendemains difficiles.

« Je bus des vins de toutes sortes de noms ; un melon d’une perfidie incroyable m’attendait là ; et croyez-vous qu’il fût possible de résister à un énorme fromage glacé ; et puis des liqueurs et puis du café ; et puis une indigestion abominable qui m’a tenu sur pied toute la nuit, et qui m’a fait passer la matinée entre la théière et un autre vaisseau qu’il n’est pas honnête de nommer. » (Lettre à Sophie Volland, le 5 juin 1765)

La philosophie se mêle de tout

Au siècle des Lumières, deux groupes s’affrontent : les soutiens de la religion, et ceux que l’on nomme les philosophes. Qui sont-ils, ces philosophes ? Sont-ils des révolutionnaires avant la lettre ? A vrai dire, c’est surtout la manière de philosopher qui change. On discute dans les cafés. On fait entrer la métaphysique dans des contes, des dialogues, des discours, des lettres publiques. Les puissants s’irritent. D’après Stendhal, le duc de Castries s’emporta un jour à propos de d’Alembert et de Rousseau : « Cela veut raisonner de tout, et ça n’a pas mille écus de rente ! »

Au XVIIIe siècle, la philosophie entend ne rien respecter ou ménager. Dans sa Lettre sur les aveugles parue en 1749, Diderot argumente en faveur de l’athéisme. Le parti dévot se mobilise et fait jeter l’écrivain en prison. En 1762, Rousseau proclame le principe de la souveraineté du peuple dans le Contrat Social. Son livre est brûlé en place publique par la main du bourreau. Diderot enverra ensuite ses œuvres à une poignée de destinataires couronnés qui devaient les lire avec délice, sachant qu’elles ne circuleraient pas. On peut rire de tout si l’on reste entre soi. En fait, ce qui inquiète le pouvoir, c’est moins la critique ou l’impiété que ce fait nouveau : la philosophie devient l’affaire d’un large public. Si le peuple se met à philosopher et demande au roi lui-même de justifier son rôle et son existence, où va-t-on ?

Une morale sans Dieu

Diderot a grandi dans une famille religieuse. Son frère est devenu prêtre. Son père était un homme d’une grande rectitude morale qui le marquera. Mais arrivé à Paris, Diderot perd la foi et abandonne toute pratique de la religion. Il voit autour de lui des hommes cyniques, matérialistes et jouisseurs (voir Le neveu de Rameau). Que devient la vertu si Dieu n’existe pas ? Cette question hante toute son œuvre. Comment convaincre les hommes d’agir pour le bien si les bonnes actions ne sont pas récompensées ici-bas ? Dieu est-il nécessaire à la morale ? Le problème divise les philosophes de l’époque. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, estimait qu’on ne pouvait fonder la morale en se passant de Dieu. La position de Diderot, quant à elle, se rapproche de celle de Voltaire. Si la religion maintient l’ordre et prévient de petites injustices, elle engendre un fanatisme et des perversions (voir La religieuse) qui amènent des maux plus grands encore. Il faut donc se passer de la religion. Mais comment régler nos actions ?

L’œuvre de Diderot se caractérise donc par une tension entre des discours très moralisateurs, dans ses pièces de théâtre particulièrement, mais aussi dans ses écrits sur l’art qui réclament une peinture morale, et d’autre part des livres qui racontent la difficulté, voire l’impossibilité de suivre la vertu (voir Le neveu de Rameau, Jacques le fataliste, Ceci n’est pas un conte).

Jean Baptiste Greuze, L’accordée de village. (1761) Musée du Louvre, Paris.

« Enfin je l’ai vu, ce tableau de notre ami Greuze ; mais ce n’a pas été sans peine ; il continue d’attirer la foule. C’est Un Père qui vient de payer la dot de sa fille. Le sujet est pathétique, et l’on se sent gagner d’une émotion douce en le regardant. La composition m’en a paru très belle : c’est la chose comme elle a dû se passer. Il y a douze figures ; chacune est à sa place, et fait ce qu’elle doit. Comme elles s’enchaînent toutes ! comme elles vont en ondoyant et en pyramidant ! »

Diderot, Salon de 1761

L'aventure et l'aléatoire

S’il est maillé de fontaines et d’oasis, le monde tel que le voit Diderot n’a rien de stable ni d’harmonieux. L’homme est le résultat provisoire d’une évolution aléatoire, qui aurait pu prendre un autre chemin et nous faire tout différents, avec quatre oreilles et six orteils par exemple. Et la trajectoire de nos vies ressemble plus à celle d’une balle de flipper qu’à une flèche tendue vers la cible. Même si, comme l’affirme Jacques le fataliste, « tout est écrit là-haut », nous sommes bien incapables de lire notre destinée : « Qui sait les races d’animaux qui succèderont aux nôtres ? Tout change. Tout passe. » (Le Rêve de d’Alembert)

Cette incertitude serait peu de chose si nous étions heureux. Mais il faut en convenir : les hommes ont fait un monde difficile à habiter. Par leur fanatisme et leur démesure, mais aussi par le tragique des passions, qui se heurtent plus qu’elles ne se répondent. C’est l’histoire de Ceci n’est pas un conte, ce récit sans morale : une femme sacrifie tout pour vivre avec un homme, qui un jour ne l’aime plus. Désespoir. Et elle-même est adorée d’une homme qu’elle n’aime pas. Autre désespoir. Personne n’est heureux. Malgré tout l’optimisme des Lumières, quel progrès peut-on espérer de ce sac de nœuds qu’est la vie humaine ? Tout vif et pétaradant qu’il est, Diderot est plus tragique qu’il n’y paraît.

Le dialogue

Le traité philosophique, le système théorique cohérent et définitif, ce n’est pas le format de Diderot. Et rien n’est plus éloigné de sa manière que le style biblique ou théologique, ennemi de la contradiction. Son esprit est un feu qui s’alimente de l’altérité. L’Entretien avec d’Alembert, Jacques le fataliste, Le neveu de Rameau, le Paradoxe sur le comédien, toutes ces oeuvres sont des dialogues. Parfois, Diderot ne prend même pas la peine de nommer les protagonistes : ce sera « le premier » et « le second » dans le Paradoxe sur le comédien, « A » et « B » dans le Supplément au voyage de Bougainville. Il lui faut le ton et la gaîté de la conversation pour faire carburer son esprit. Au risque de perdre en profondeur ?

Bordeu : … du train dont nous y allons, on effleure tout, et l’on approfondit rien.

Mlle de L’Espinasse : Qu’importe ! Nous ne composons pas, nous causons.

C’est peut-être en ce sens que Diderot inaugure un monde nouveau. La vérité n’est pas donnée. Le défi est désormais de réussir à conclure, ou même de parvenir à concilier des opinions !

Faut-il tout écrire ?

« Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination ! »

 

Salons

Léonard Defrance, La visite à l’imprimerie, 1782. Musée de Grenoble.

L’imprimerie connaît un essor considérable au XVIIIe siècle. On lit un peu de tout : romans, philosophie, théologie, mais surtout des compilations de ragots sur la maîtresse du roi et les livres sur Paris de Louis-Sébastien Mercier.