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« Enfants, buvez à plein godets. S’il ne vous semble pas bon, laissez-le. »

 

Prologue au Tiers-Livre

Le rire

Avec Rabelais, le rire fait une entrée fracassante dans la littérature. Ce rire, c’est d’abord l’appétit de vivre, un rire de nouveau-né, l’expression d’une joie physique, souvent scatologique et généralement paillarde : 

« Ecoute ça, couillette. Vis-tu déjà le froc du moine de Castres ? Quand on le posait en quelque maison, à découvert, ou bien caché, soudain, par sa vertu horrifique, tous les manants et habitants du lieu entraient en rut, bêtes en gens, hommes et femmes, jusqu’aux rats et aux chats. Je te jure qu’en ma braguette j’ai autrefois connu certaine énergie encore plus anormale. » (Tiers Livre, XXVII)

Mais dans les livres de Rabelais, le rire a aussi un grand pouvoir de dérision, la force de ridiculiser ce qu’on ne peut détruire : l’hypocrisie des moines, la fausse érudition des « Sorbonagres », l’absurdité des règles de l’enseignement scolastique, l’injustice sociale, etc.

 

Le corps

Drôle d’époque que ce XVIe siècle où le corps est si présent, si concret, sans tabou, avant de disparaître de la littérature pour des siècles ! Comme Montaigne un peu plus tard, Rabelais parle beaucoup du corps et d’une manière qui nous semble bien peu catholique : les muscles, les organes, les boyaux chantent leur plaisir d’exister.

« Le sang, dit Rabelais quelque part, est le siège de l’âme ». L’esprit irrigue le corps entier dans ses moindres recoins, des doigts de pied au cuir chevelu. Par conséquent, l’homme est indissolublement esprit et corps. Rabelais sait comme Montaigne que lorsque l’un va mal, l’autre ne se porte pas mieux. C’est pourquoi à Thélème, utopie de Rabelais, on se dégourdit les jambes aussi souvent, on prend l’air dès que possible. Tout doit se faire dans l’épanouissement physique :

« [Après avoir étudié], ils sortaient, et jouaient à la balle ou à la paume, s’exerçant galamment les corps, comme ils avaient fait pour les âmes auparavant. » (Gargantua, XXI)

Ce répertoire visuel des jeux d’enfants, quasi contemporain de Rabelais, fait étrangement écho à la célèbre énumération des jeux au chapitre XX de Gargantua.

Le vin

On dirait que pour Rabelais le vin est à l’existence ce que le sang est au corps : ce qui l’anime, un principe de vie. On n’a pas le vin mauvais chez Rabelais, ni le vin triste. Au contraire, cette boisson quasi sacrée accompagne et précède toutes les réjouissances !

« Tout soudain le moine arriva, et dès la porte de la basse-cour s’écria : « Vin frais ! Vin frais ! Gymnaste, mon ami ! »

Le vin donne puissance et joie et tout les livres de Rabelais semblent possédés d’une inextinguible soif : de vivre, de jouir, de connaître. La science et le vin procèdent curieusement d’un même appétit :

« Finalement, ils arrivèrent à Paris, où Gargantua refit ses forces pendant deux ou trois jours, faisant bonne chère avec ses gens, s’enquérant des gens de science qui se trouvaient alors dans la ville et du vin qu’on y buvait. » (Gargantua)

Et quant au cépage lui-même, Rabelais revient souvent là où il a grandi, en Touraine :

« O, lachrima Christi, c’est de la Devinière, c’est du vin pineau. O, le gentil vin blanc ! Par mon âme, c’est du velours ! Hein ! Il est bien ourlé, et de bonne laine. »

Les mots

La langue de Rabelais n’est pas la mélodie flutée de Racine. Elle sort des tripes. On sent que ses personnages ne murmurent pas, ils parlent fort, et jurent en tapant du poing sur la table. D’ailleurs, pousser la voix fait partie du programme d’éducation idéal tel que décrit dans Gargantua :

« Et, pour s’exercer le thorax et les poumons, il criait comme tous les diables. »

Il faut peut-être garder ça en tête lorsqu’on lit Rabelais. Les mots, chez lui, ont une chair, un goût, une force, une sorte d’explosivité qu’il exprimera le mieux dans cette histoire si étrange, presque surréaliste, des paroles gelées, à la fin du Quart Livre.

Rabelais écrit au temps où la langue française est en train de s’affirmer comme une langue commune et une langue de culture. L’orthographe est très flottante, les emprunts à d’autres langues sont très nombreux, les néologismes, à partir du grec ou du latin, sont légion, et Rabelais ou plus tard Montaigne, n’hésitent pas à employer des expressions patoisantes. C’est donc une période prodigieusement vivante pour les mots, qui en plus de se multiplier, trouvent comme une réalité supplémentaire avec l’imprimerie !

Musée du Louvre, Paris.

Un puritain, s’il pouvait,  transformerait le vin en eau. Jésus change l’eau en vin. A l’époque de Rabelais, on consomme environ 2 litres de vin jour et par personne (le vin de l’époque titrant entre 7 et 9°), hommes, femmes et enfants.