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Tragédie pure : terreur et pitié

La vie de Jean Racine

Jean Racine est né en décembre 1639 à la Ferté-Milon dans une famille de la petite bourgeoisie. Sa mère meurt lorsqu’il a trois ans, son père quand il en a cinq. Il est élevé par son grand-père paternel, puis maternel. Sa famille est très liée à l’abbaye de Port-Royal des champs, et le jeune Jean y fera sa première formation dans une ambiance assez sombre : on est à l’opposé de l’abbaye de Thélème. Mais cette éducation rigoriste a aussi le bon côté de lui donner des maîtres extrêmement compétents, comme Arnauld, ou Nicole : toute sa vie Racine lira très attentivement toute la littérature grecque dans le texte original.

Il monte à Paris achever ses études et mène une vie de bohème qui le conduit surtout à emprunter de l’argent, car il n’a pas de revenus. Sa famille l’envoie au bout du monde, à Uzès, dans le Gard, pour essayer d’obtenir les revenus d’une hypothétique cure. Il se laisse faire, mais ronge son frein. Pendant cet exil forcé, il fait un travail de fond sur son avenir rêvé d’auteur dramatique : il dévore le grec et annote tout l’Odyssée d’Homère. En attendant, la situation ne se débloque pas. Retour à Paris.

Cette fois, Jean se sent fort et se sent prêt pour conquérir la capitale. Brûlant d’ambition, il se lie avec les hommes de lettres qui comptent dans le milieu littéraire, Molière, Boileau, La Fontaine, et écrit une ode pour fêter la convalescence du roi suite à une rougeole. Le poème plaît. Bingo ! Racine obtient une pension.

Il écrit La Thébaïde, qui ne réussit pas, puis Alexandre, qui réussit : ivre du succès naissant, après quelques représentations faites par la troupe de Molière (qui l’avait aidé dans ses débuts), il la donne à la troupe concurrente de l‘hôtel de Bourgogne, au surplus, en lui prenant une comédienne, Mademoiselle du Parc, qui devient sa maîtresse. Molière ne lui pardonnera jamais. L’année suivante, en 1666, il rompt avec Port-Royal et ses anciens maîtres en publiant une lettre violente dans un moment où la communauté religieuse est menacée par le pouvoir.

Puis, deux ans après Alexandre, Racine crée Andromaque : il trouve son style et la tragédie trouve sa forme la plus aboutie. Ce sont ensuite une succession de chefs d’œuvres : Bérénice, Britannicus, Phèdre. Le roi lui attribue la charge d' »historiographe », c’est-à-dire d’historien de son propre règne. Pour l’orphelin de la Ferté-Milon, c’est le point culminant de son ascension sociale.

Racine à Uzès

« Vous verriez un tas de moissonneurs, rôtis du soleil, qui travaillent comme des démons, et quand ils sont hors d’haleine, ils se jettent à terre au soleil même, dorment un miserere et se relèvent aussitôt. Pour moi, je ne vois cela que de ma fenêtre, car je ne pourrais pas être un moment dehors sans mourir : l’air est à peu près aussi chaud qu’un four allumé, et cette chaleur continue autant la nuit que le jour ; enfin il faudrait se résoudre à fondre comme du beurre, n’était un petit vent frais qui a la charité de souffler de temps en temps ; et, pour m’achever, je suis tout le jour étourdi d’une infinité de cigales qui ne font que chanter de tous côtés, mais d’un chant le plus perçant et le plus importun du monde. »

 

A M. Vitart, le 13 juin 1662, Uzès.

Il se marie bourgeoisement, et galope désormais de champ de bataille en défilé militaire pour prendre des notes sur les guerres Louis XIV. Il n’écrit plus de tragédies, sauf Esther et Athalie, à la demande de Mme de Maintenon. Racine revient spirituellement au jansénisme et meurt en 1699, après avoir demandé à être enterré en l’abbaye de Port-Royal des champs, au pied de son premier maître Jean Hamon, brillant médecin qui en pleine ascension lâcha brusquement sa situation sociale, donna tous ses biens aux pauvres et devint jardinier de l’abbaye.

Racine sur un champ de bataille

« Je voyais toute l’attaque fort à mon aise, d’un peu loin à la vérité; mais j’avais de fort bonnes lunettes, que je ne pouvais presque tenir fermes, tant le cœur me battait à voir tant de braves gens dans le péril! On fit une suspension pour retirer les morts de part et d’autre. On trouva de nos mousquetaires morts dans le chemin couvert de la demi- lune. Deux mousquetaires blessés s’étaient tenus couchés parmi ces morts, de peur d’être achevés : ils se levèrent tout à coup sur leurs pieds, pour s’en revenir avec les morts qu’on remportait; mais les ennemis prétendirent qu’ayant été trouvés sur leur terrain, ils dévaient demeurer prisonniers. Notre officier ne put pas en disconvenir ; mais il voulut au moins donner de l’argent aux Espagnols, afin de faire traiter ces deux mousquetaires. Les Espagnols répondirent : « Ils seront mieux traités parmi nous que parmi vous, et nous avons de l’argent plus qu’il n’en faut pour nous et pour eux. »»

 

Racine à Boileau, 3 avril 1691.

Racine et son époque

Racine, c’est d’abord une trajectoire sociale surprenante. Orphelin de bonne heure et de condition modeste, il parviendra aux premiers cercles de la cour, à la gloire et à la richesse, dans un temps où les classes sociales étaient plutôt étanches. Comment acquiert-il cette gloire littéraire ? Il arrive dans un monde où la tragédie est dominée par Corneille, de 33 ans son aîné. Chez Corneille, la tragédie se déploie par antithèses (le plus souvent un conflit entre l’amour et le devoir) au cours d’une intrigue complexe qui se résout au dernier acte.

Après deux pièces dans le goût de son temps, Racine invente sa propre tragédie avec Andromaque, qui marque son style et son triomphe. Grâce à une intrigue très simple, et en faisant de l’amour le ressort essentiel de ses pièces, Racine rencontre à la fois le goût de son temps et porte la tragédie à son accomplissement.

N’oublions pas que Racine, même s’il s’est rebellé contre ses maîtres, est un enfant de Port-Royal, et donc du jansénisme qui agita considérablement les esprits en son époque. Or, l’atmosphère morale du jansénisme est profondément dramatique. L’homme est naturellement mauvais. Il ne peut s’en sortir que par la grâce de Dieu. Dans les tragédies de Racine, qui parlent d’un monde sans Dieu, la passion amoureuse est destructrice et rien ne vient sauver les protagonistes.

Le plaisir et les règles

« Et nous, qui travaillons pour plaire au public, nous n’avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles. »

 

Lettre à Madame [Henriette d’Angleterre]

Délicatesses

« Homère décrit la joie qu’ils eurent pour lors, et la compare à la joie que de jeunes veaux ont de revoir leur mère qui vient de paître. Cette comparaison est fort délicatement exprimée, car ces mots de veaux et de vaches ne sont point choquants dans le grec comme ils le sont dans notre langue, qui ne veut presque rien souffrir, et qui ne souffrirait pas qu’on fît des éloges de vachers, comme Théocrite, ni qu’on parlât du porcher d’Ulysse comme d’un personnage héroïque ; mais ces délicatesses sont de véritables faiblesses. »

 

Notes de Jean Racine lisant l’Odyssée

Sa place dans l'histoire de la littérature

Plus qu’aucun auteur de sa génération peut-être, Racine a fait son époque et il la résume merveilleusement. D’abord, il est l’un des écrivains qui a le plus contribué à l’élaboration de cette langue française classique, en arrachant « les mauvaises herbes », les mots un peu sauvages et trop concrets aux oreilles du bon goût de l’époque, en supprimant les formulations jugées lourdes et inélégantes.

Ensuite, Racine est l’écrivain qui a porté la tragédie classique à son zénith : sa réussite est telle que ses successeurs ne feront que l’imiter. Mais comme on sait, lorsqu’en art un genre n’évolue pas, il est bien près de se fossiliser. Et il faudra la génération des romantiques de 1830, cent cinquante ans plus tard, pour renouveler le genre de la tragédie.

Le secret

« Tout le secret du langage de Racine est là. La raison y règne. Rien  n’y manque de ce qu’on appelle l’art de persuader. Mais en dessous et avec il y a autre chose. »


Paul Claudel, Conversations sur Jean Racine

Pourquoi Racine est un écrivain extraordinaire

Jean Racine est une sorte de sommet cristallin dans les lettres françaises. Beaucoup d’écrivains ont considéré que Racine a écrit les plus beaux vers de notre littérature, et qu’il a atteint un certain idéal de la langue française (il y en a d’autres). Sa musicalité est sans pareille, mais pour la sentir, il faut tendre l’oreille. S’il était un instrument, il serait plutôt une flûte ou une clarinette ; d’un point de vue culinaire, sûrement pas de la cuisine à l’ail, plutôt de la cuisine moléculaire, subtile et légère -tout en précision et en émulsions.

Et de la même manière que sa langue est très pure, ses tragédies sont réduites à la plus grande simplicité, de telle sorte que les personnages des pièces de Racine acquièrent une dimension mythologique : ils sont habités par une passion souvent transgressive qui finit par les détruire. Ils ne sont pas aux commandes de leur propre vie, et en ce sens éclairent une dimension tragique de la condition humaine : la domination de notre inconscient et de nos désirs profonds sur notre vie.

Double faute

« Racine passera, comme le café. »

 

Madame de Sévigné (d’après Voltaire)

Un coup de blanc

« Léopold se versa encore un coup de blanc et murmura pour lui-même :

« Il faudra que je demande à M. Didier ce qu’il buvait, Racine, quand il travaillait. »

Tournant le dos à sa femme, il se remit à la poursuite de l’inspiration. (…) Dans l’attente exaltante du jaillissement, il remuait des idées en place. Mince et flexible dans sa robe de deuil, Andromaque levait sur son sauveur des yeux d’une douceur humide… Moulée dans un costume de dompteuse, avec des bottines de cuir rouge lacées jusqu’aux jarrets, Hermione se cachait derrière un tilleul et regardait son fiancé en grinçant des dents. »

 

Marcel Aymé, Uranus

Extraits