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Ferdinand Hodler, « le Grammont », 1905. Collection Christoph Blocher

L'étrangeté

Un écrivain est d’abord un homme qui ne s’habitue pas aux êtres, aux choses, aux sensations, aux conventions. Il s’étonne de ce qui nous paraît naturel, comme s’il venait d’une autre planète. Rien ne va de soi.

« Il se passait quelque chose d’étrange : le Bar était plein de gens, les garçons allaient et venaient (…). Pas un seul d’entre vous n’avait deux bouches, par exemple. Ou un pied à la place de l’œil gauche. Vous parliez tous en même temps, et vous vous racontiez les mêmes histoires. »

S’ensuit, dans ce passage du Procès-verbal, un méli-mélo de conversations bizarres et incompréhensibles. Pour le Clézio, c’est d’abord le monde des hommes qui est étrange. Nos préoccupations lui paraissent futiles, nos motivations mauvaises. L’étrangeté s’accompagne donc aussi, au moins dans la première manière de l’écrivain, d’un sentiment de solitude et d’une certaine difficulté à vivre. Les protagonistes du Procès-Verbal, de La Guerre, de Terra Amata, des nouvelles de La Fièvre témoignent de ce profond mal-être parmi les hommes.

Mais l’étrangeté du monde est aussi le corollaire d’un regard poétique sur les choses les plus simples. A la manière d’Apollinaire ou de Louis Aragon, Le Clézio peut transmuter le quotidien en enchantement, de la rame de métro au caddie de supermarché.

Les sens et l'esprit

Un méchant critique a appelé un jour Le Clézio « Monsieur Météo », à cause de sa propension à décrire minutieusement le vent, la pluie et les nuages. Les sensations cosmiques occupent en effet une place centrale dans ses récits. L’écriture de J.M.G. Le Clézio déploie l’espace plutôt que le temps, exalte les sens plutôt que la réflexion, car ceux-ci sont la voie de la communication avec la matière. Or, « la beauté de la vie, l’énergie de la vie ne sont pas de l’esprit, mais de la matière » (L’Extase matérielle).

De fait, l’esprit, la raison discursive sont presque absents de ses écrits. Ce serait accorder trop de place à l’homme, à son rationalisme pathologique, à son intellect gros comme une tumeur. Les choses sont comme elles sont, les évènements surviennent sans raison, ou du moins sans explication. Entrer dans l’univers de Le Clézio, c’est donc passer par des sensations, des fragments, sans espérer des synthèses commodes : « Les ensembles ne parlent pas ; ce qui compte, c’est le détail. » (L’Extase matérielle).

Les personnages de ses livres sont toujours à la limite de se dissoudre dans la sensation du moment, pour le meilleur et pour le pire ! Ainsi lorsque le héros du Procès-verbal entre dans une boite de nuit…

« Adam resta dix secondes immobile, sans penser, sans parler ; il se sentait éclaté de toutes parts, étalé sur au moins dix mètres carrés de bruit et de mouvement. »

Ferdinand Hodler, « Coucher de soleil sur le lac Léman ».

Écrire

Comme pour Flaubert, écrire est pour Le Clézio « une manière spéciale de vivre » qui répond à une nécessité profonde. Le Clézio n’écrit pas pour le plaisir de raconter des histoires. Il s’y joue quelque chose de plus essentiel :

« Rien d’autre, rien d’autre pour moi que le langage. C’est le seul problème, ou plutôt, la seule réalité. Tout s’y retrouve, tout y est accordé. Je vis dans ma langue, c’est elle qui me construit. Les mots sont des accomplissements, non pas des instruments. « 

J.M.G. Le Clézio a commencé à écrire avant d’apprendre à lire. C’est-à-dire qu’il dessinait les mots avant de les comprendre tout à fait. Ils avaient pour lui la consistance des choses, et donc une valeur en eux-mêmes, pas uniquement comme instruments. Dans ses premiers livres, Le Clézio s’amuse souvent à faire de longues listes de mots, pour le plaisir. Il ne faut pas y voir autre chose qu’un jeu de musicien.

D’autre part, Le Clézio n’est pas un philosophe qui écrit des romans. C’est ce qui le différencie fondamentalement de Sartre ou de Michel Tournier (avec qui pourtant il partage tant de thèmes). Pour lui, l’enjeu n’est pas d’élucider, de trouver la logique, de donner du sens, d’articuler le réel. Non ! Il faut se tenir au plus près du chaos des sensations. Comment écrire sans ordonner artificiellement ? Telle est la question. Dans L’Extase matérielle, l’auteur donne une piste :

« Les mots, les mots du dictionnaire. Pas les phrases, qui déjà construisent. Les mots. »

Vers la sérénité

Les premiers livres de Le Clézio sont habités par une forte pulsion de mort. Dans la nouvelle « L’homme qui marche », la vie est assimilée à une « descente continue vers le néant ». Les supermarchés (Les Géants), la ville (La Guerre, Le Déluge), le monde du travail (La Fièvre), les magasins menacent d’engloutir l’individu ou de le faire basculer dans la folie. Pas moyen d’en sortir. L’expression elle-même fait partie du problème :

« Est-ce que tu crois que c’est possible, d’arriver à ne pas s’exprimer ? Peut-être que quoi qu’on fasse, on cherche toujours ça, à être SOI, à faire mal aux autres, à dominer le monde. » (La Guerre)

En somme, comme le dit Chancelade, le héros de Terra Amata, la vie est un enfer, mais une enfer intéressant. Est-ce le dernier mot de l’auteur ? Non.

Un peu mystérieusement, il y a dans l’œuvre de Le Clézio deux périodes assez distinctes au point de vue du style et des thèmes. A partir de L’inconnu sur terre, et Mondo et autres histoires (1978), la violence ne brûle plus l’écriture elle-même, elle passe à l’arrière-plan. La tension extrême qui tordait les phrases s’est relâchée. Les mots de Le Clézio s’emploient désormais à chanter la beauté du monde.

Ferdinand Hodler, « Le lac Léman avec le mont blanc avant le lever du soleil », 1918.

L'enfance

Le moment qui intéresse le plus Le Clézio, c’est l’initiation, c’est-à-dire la découverte par la médiation d’un tiers. Généralement, ce tiers n’est pas un adulte. Pourquoi ? Parce que l’adulte ne sait rien. L’enfant a la vérité.

« « Oui, je suis un enfant », dit l’enfant. Il regardait Jon fixement, et son regard bleu était plein d’une telle lumière que Jon dut baisser les yeux. » (Mondo et autres histoires)

Le malheur veut que les enfants deviennent un jour des adultes, perdent la vérité, et passent le reste de leur vie dans une quête qui n’aboutit jamais tout à fait.

La pureté de l’enfance, préservée ou brisée, est donc un thème majeur pour l’écrivain (Désert, Ourania, Le Chercheur d’or). Comme chez Mauriac, le monde de Le Clézio est souvent vu à hauteur d’enfant. Les adultes, en particulier de sexe masculin, sont assez lointains et vaguement hostiles -sauf lorsqu’ils sont vieux ou très pauvres. Avec leurs idées, leurs raisonnements et leur ego, ils sont en général vecteurs de violence et de catastrophes. Les enfants n’ont plus alors que la ressource d’aller trouver une cachette, réelle ou imaginaire.

Le mal occidental

On fait parfois passer Le Clézio pour un auteur bienveillant et un peu fade. C’est ignorer la véhémence qui l’anime contre l’Occident. Notre civilisation est en effet de son point de vue irrémédiablement empoisonnée. Au cœur du mal, il y a ce que pointait déjà J.-J. Rousseau : le sens de la propriété et la rivalité des hommes entre eux. L’Occident est une machine à détruire le beau et le bon. Il n’est pas nécessaire d’être un promoteur immobilier ou un fabricant de mines antipersonnel pour être mauvais. Les sciences humaines elles-mêmes, par exemple, sont des passions déguisées (voir Ourania) : toujours et partout, il n’est question que de pouvoir et de domination du champ.

L’humanisme du XVIe siècle (Cf. l’abbaye de Thélème) est un rêve qui a eu le mérite d’exister, mais sans avoir pu changer le monde. Notre cœur et nos rapports sociaux sont radicalement viciés par notre moteur, notre motivation fondamentale : l’appétit de domination. L’obsession de devenir quelqu’un.

L’Occident, c’est la souillure du monde. C’est la colonisation, la traite négrière, le matérialisme, et par dessus tout une confusion des valeurs qui nous amène à mépriser l’essentiel et à nous consacrer au futile. Les personnages des romans de Le Clézio, eux, cherchent autre chose. Cette quête n’aboutit jamais vraiment. Mais il y a de l’espoir : après tout, la civilisation aztèque nous prouve qu’un autre monde est possible, un monde où la vie des dieux et du Cosmos a bien plus d’importance que l’existence des individus (Le Rêve mexicain).