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Edmond Geoffroy, « Molière et les caractères de ses comédies » (1857), Coll. Comédie-Française.

 

Le franc-parler

Puissant ressort comique, le combat entre hypocrisie et franc-parler court tout le long de l’œuvre de Molière. C’est d’ailleurs souvent aux femmes, et singulièrement aux servantes, que revient le rôle de dire leur fait à des hommes souvent à moitié fous et délirants, comme Monsieur Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme, ou bien Argan dans le Malade imaginaire. La servante voit clair dans le jeu des escrocs, des charlatans ou des hypocrites comme Tartuffe. Elle est le rayon de bon sens par lequel le ridicule ou l’absurde apparaît :

Monsieur Jourdain
Qu’as-tu à rire ?

Nicole
Hi, hi, hi, hi, hi, hi.

Monsieur Jourdain
Que veut dire cette coquine-là ?

Nicole
Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi.

Les servantes de Molière sont devenues d’ailleurs une figure classique du répondant populaire, imprégnant l’histoire du théâtre et du cinéma par leur art de la répartie (Angharad, dans la série Kaamelott d’Alexandre Astier, descend tout droit des servantes de Molière).

Rire et penser

Chez Molière, le rire fait penser. Les hommes ne sont pas seulement maladroits et bizarres, ils s’aveuglent et cherchent des dérivatifs à leurs angoisses (Le Malade imaginaire), des raisons à leurs pulsions (L’École des femmes), au point de se perdre dans des situations dangereuses ou tragiques. Cet aveuglement, ce manque de lucidité qui exaspère Blaise Pascal, Molière choisit de nous aider à le dissoudre par le rire.

Mais le rire nous montre aussi que la condition humaine est un problème qui n’a pas toujours de solution. Devant Dom Juan qui lui affirme avec aplomb son athéisme, Sganarelle se lance en faveur de la foi dans un raisonnement sans valeur, où la croyance paraît bien proche de la crédulité :

Sganarelle

Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, le moine bourru, qu’en croyez-vous ? eh !

Don Juan

La peste soit du fat !

Sganarelle

Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n’y a rien de plus vrai que le moine bourru, et je me ferais pendre pour celui-là.

Faut-il croire ? Et en quoi ? « Tout en raisonnant, je crois que nous nous sommes égarés », conclut plus loin Dom Juan, quelque part dans la forêt. En effet, la raison ne suffit pas à tout. Mais elle est, avec le rire, notre seule chance de réconciliation.

Maquette de décor pour le Malade imaginaire, imaginé par Pier Luigi Pizzi.

Chez Molière les intrigues sont simples, le langage est naturel. Comme chez Racine, le décor et le contexte sont épurés au maximum.

Les hommes et les femmes

Dans les tragédies de Racine, les hommes et les femmes ont entre eux des rapports à la fois passionnés et distants. Rien de tel chez Molière, où tout le monde se chamaille dans un joyeux tohu-bohu. Les femmes ne sont pas idéales et mystérieuses, les hommes ne sont pas vis-à-vis d’elles écartelés entre fascination et mépris. Aucun personnage de Molière ne pourrait dire comme Deslauriers, dans l’Education sentimentale : « est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? » Tout le monde dialogue et se dispute malgré les distances sociales, et les femmes ont souvent le dernier mot. Les personnages masculins des comédies de Molière n’ont pas l’apanage de la raison et de l’intelligence -au contraire. On sent, par-delà les coutumes et les lois qui rendaient les femmes soumises à leur mari ou à leur père, une égalité de fond entre les sexes. L’autorité naturelle invoquée par les hommes est toujours intempestive et grotesque.

Pour autant, on aurait tort de faire de Molière un héros du féminisme. Une femme savante est pour lui une femme ridicule. Alors quoi ?

En réalité, le théâtre de Molière capte les contradictions et les clivages de son temps, et joue avec eux. Il y a les moments de connivence avec le public, et les moments où poussant une idée à son terme pour en faire apparaître l’absurde, Molière veut amener les spectateurs à s’interroger.

L'honnête homme

Dans les comédies de Molière, on trouve souvent un personnage chargé de ramener le délirant à la sagesse (il s’agit souvent de son frère, comme dans Tartuffe et dans le Malade imaginaire). A bien des égards, ce personnage incarne la figure de l’honnête homme, idéal du siècle. L’honnête homme n’est pas un sage ou un saint. Comme les autres, il est victime des passions, mais il connaît ses limites, son tempérament, et les bornes de sa connaissance (voir La Rochefoucauld). A la manière de Montaigne, il demande d’où les gens tiennent leur savoir, et comment ils le tiennent, avant de donner sa confiance. S’il ne remet pas en cause l’ordre social de son temps, il intervient quand il peut contre les abus d’autorité manifestes (voir la fin de cette scène du Malade imaginaire), souvent d’ailleurs au sujet d’une jeune femme que son père veut marier à un prétendant contre son gré. Il ne dissimule rien, et prétend parler, comme Montaigne encore, « le cœur et l’esprit ouverts ».

Pourtant, la figure d’Alceste (Le Misanthrope), sincère jusqu’à l’intransigeance, brouille les frontières de cette morale. Doit-on le considérer comme un modèle de vertu, ou bien comme un être prétentieux et insociable ? Molière ne nous le dit pas. La bêtise, disait Flaubert, consiste à vouloir conclure.

Intermède musical avec pantomimes dans le Bourgeois gentilhomme. Eclairé à la bougie, comme au XVIIe siècle !