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Pierre-Narcisse Guérin, Phèdre et Hippolyte, 1802. Musée des beaux-arts de Bordeaux. (Détail)

 

« Le Roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;

Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux. »

Oenone à Phèdre, in Phèdre

L'amour

Avant Racine, chez Corneille en particulier, la tragédie était tournée vers l’exaltation de la vertu, du sens du devoir qui triomphe des obstacles.

Avec la première d’Andromaque, Racine change les règles. Il ne cherche pas à battre les œufs en neige pour faire monter l’héroïsme de ses personnages. C’est l’amour qui est désormais au centre du jeu. La vertu et l’héroïsme sont bien présents, mais plus discrets, avec plus de retenue, et comme allant de soi. Le drame se joue désormais dans une passion amoureuse percutée par l’indifférence de l’homme ou de la femme aimée, ou bien par les lois sociales et politiques l’interdisant (l’inceste, les alliances politiques).

Et même considéré en soi-même, l’amour est trouble. Il peut se doubler d’une certaine cruauté -notamment chez Néron dans Britannicus, et s’accompagner de sadisme ou de masochisme : Racine nous montre bien que le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence. Malheur à qui résiste ! La haine peut vite succéder à l’amour en cas de frustration. En somme, pour Racine, l’amour est une passion dans toute l’étendue de ce mot au XVIIe siècle : un pathos, c’est-à-dire une souffrance autant qu’une jouissance.

La solitude

« Toute passion ne songe qu’à elle-même », dit quelque part Stendhal : voilà un jugement qui s’applique bien aux protagonistes des tragédies de Racine. S’ils sont liés les uns aux autres par des liens familiaux, des antécédents politiques, des meurtres dans un camp ou dans l’autre, il semble que leurs sentiments ne tiennent aucun compte d’un espoir de réciprocité. Tout le monde est très seul. Il fait chaud. Il n’y a pas de distractions. Il ne se passe rien : les personnages agissent peu, tout passe par le silence et la parole. L’atmosphère est propice à faire bouillir et mijoter la haine ou l’amour dans les cœurs.

Les personnages sont si enfoncés en eux-mêmes qu’ils songent peu à séduire, à trouver des solutions, à faire une place à l’autre. Ils ne savent que menacer ou se plaindre. Et souvent le sens même de ce qu’ils disent ne leur apparaît pas immédiatement: « Où suis-je ? Et qu’ai-je dit ? » demande Phèdre à Œnone. « Qu’est-ce que j’entends ?  » dit à Phèdre Hippolyte, pas bien sûr de comprendre l’aveu de sa belle-mère. Souvent passifs et toujours désorientés, les héros raciniens affrontent seuls leur destin en se berçant parfois d’illusions sur leur capacité à le transformer.

Le confident selon Marcel Aymé

« Rien n’est plus déprimant que le rôle de confident pauvre. Chacun sait, par exemple, que le vrai drame, dans la tragédie classique, est celui des confidents. C’est pitié de voir ces braves gens, à qui il n’arrive jamais rien, écouter avec une résignation courtoise un raseur complaisant à ses propres aventures. »

 

Marcel Aymé, « Les bottes de sept lieues » in Le Passe-muraille

Alexandre Cabanel, Phèdre, 1880, musée Fabre, Montpellier.

Les femmes

Alors que les tragédies de Corneille mettaient en avant des vertus plutôt viriles, les tragédies de Racine se jouent plutôt dans le cœur des femmes. Pourquoi ? Excellent connaisseur de la littérature antique, Racine sait que la tragédie est née en Grèce dans le but de susciter  « terreur et pitié » chez le spectateur. Il va donc s’attacher à provoquer ces sentiments chez son public. En toute logique, le mieux serait de porter la lumière sur des êtres capables d’amour, mais aussi plus asservis que les autres : autrement dit, les femmes. Contemplant ces destinées tragiques, le spectateur brûle de l’intensité sentimentale des personnages, et souffre de leur incapacité à changer le cours des choses : terreur et pitié.

Les hommes sont souvent brutaux, injustes et implacables, les femmes chez Racine incarnent plus souvent la vertu, comme Andromaque, Junie, Bérénice, et surtout Iphigénie qui doit être sacrifiée dans l’injustice la plus totale. La cruauté a le dernier mot et les femmes en sont souvent les victimes : pas de dernière scène feel good où les bons renversent les méchants. Comme disait Pascal son contemporain,

« On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »

Mesure et contraste

A une époque où l’intensité passe davantage par le rock ou le hip-hop, le langage de Racine, délicat, mesuré, flûté, peut nous étonner dans un contexte tragique. Comment être sensible à la douleur d’une personne qui s’exprime en alexandrins ? En réalité, il faut bien voir que la poésie de Racine est à la limite du chant – et le chant est rimé et rythmé, même aujourd’hui. C’est pourquoi le décalage apparent entre cette parole réglée et la violence des sentiments exprimés ne doit pas nous surprendre.

Par ailleurs, la pudeur et la mesure des personnages dans l’expression de leurs sentiments, la retenue dont il font le plus souvent preuve, ne mettent que mieux en évidence l’inutilité de leurs efforts pour maîtriser ce qu’ils ressentent et tenter de freiner leur destin.

Ainsi, tout l’art de Racine est de créer des contrastes pour mettre en relief certaines vérités : pourquoi, par exemple, ses héros sont-ils des princes, des princesses, voire des fils de demi-dieux ? Racine semble nous dire que même la naissance la plus haute ne nous met pas à l’abri du tragique : c’est la condition humaine elle-même qui est dramatique, et personne n’y échappe. La misère de l’homme détruit par ses passions est d’autant plus saisissante s’il s’agit d’un puissant.

Que ça crie !

« Toute son œuvre n’est  qu’une série  d’expériences sur le cœur humain. Toutes les attaques possibles sur le noyau ! De quel art combinées ! D’expériences cruelles ! aussi cruelles qu’on le pourra ! Jusqu’au bout ! Jusqu’à la gauche ! que ça crie ! que  l’âme crie ! que la chair crie ! De quel œil avide et plein de larmes on le devine [Racine] qui regarde ça.  »

 

Paul Claudel, Conversations sur Jean Racine

Le Caravage, La Méduse, version dite des Offices. Musée des Offices, Florence.